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pas de s’éterniser dans la carrière de précepteur, et d’accepter des situations qui l’eussent tenu éloigné de Paris.

Il avait continué à demeurer chez Mme de Vermenoux ; après une longue intimité, il la vit mourir, — elle n’était plus jeune, — en 1783. Il avait perdu son père en 1781 : une douce fin avait couronné la vieillesse de ce digne homme. De nouveaux amis, de nouvelles liaisons remplaçaient pour Meister les liens que la mort avait ainsi brisés ; il était répandu dans le monde ; son caractère était heureux ; le travail remplissait d’ailleurs ses journées ; il s’absorbait dans son œuvre.

Quand la Correspondance littéraire parut imprimée dans l’année 1812, Meister en fut très surpris, contrarié même au premier abord ; il ne s’était pas douté, en la rédigeant, que la postérité pourrait un jour y prendre intérêt. Avant ce succès inattendu, en repassant sa vie, il secouait la tête en pensant aux années qu’il y avait employées. « Ce travail, disait-il, m’a fait gagner plus d’argent que ne m’en aurait rendu peut-être aucun autre ; mais il m’a fait perdre beaucoup de temps et m’a distrait de toute étude assez suivie pour développer le peu de talent que je pouvais avoir. Ce que j’avais gagné légèrement, je le dépensais de même. »

Quoi qu’il en soit, notre Zurichois avait trouvé à Paris une seconde patrie ; et, dans cette époque heureuse qui a précédé la Révolution, il a connu et savouré, lui aussi, « la douceur de vivre. » Il eût voulu voir durer toujours ces années paisibles du règne de Louis XVI, et ne jamais quitter le beau pays de France ; mais les mauvais jours arrivèrent, et bientôt tout fut bouleversé.

Beaucoup de Français et d’étrangers s’étaient enfuis dès les premiers troubles. Meister fit comme Mme de Staël : il s’attarda trop longtemps à Paris, où, à la fin, il se trouvait enfermé, « comme dans l’antre de Polyphème. Je lisais, dit-il, l’Enfer de Dante, où je voyais des scènes analogues à celles qui m’entouraient. Je n’ai pas le courage d’avouer quel charme trop puissant, et dont le souvenir m’est encore cher, m’avait retenu au milieu de tant d’horreurs et de dangers. » Ces derniers mots nous ramèneraient, si nous le voulions, au chapitre des amours de Meister ; nous en avons détaché plus haut deux pages gracieuses ; mais, au moment où nous sommes arrivés dans le récit de sa vie, notre homme a quarante-huit ans, et ses promenades