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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/167

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moins l’être. Aujourd’hui, passé la sortie des spectacles, c’est le silence qui règne dans tous les quartiers ; la rencontre d’une voiture est un événement ; il est rare même de rencontrer des gens à pied, si ce n’est des patrouilles.

« Il y a assez peu de fiacres : des gens, qui tenaient équipage autrefois, ne se déterminent pas aisément à payer cent francs pour une course, quoique, au cours du change actuel, ces cent francs ne représentent pas même vingt-quatre sous, en espèces.

« Presque tous les devans de maisons, toutes les grandes allées, dans les quartiers les plus fréquentés, sont devenus autant de magasins de meubles, de hardes, de tableaux, d’estampes, etc. Vous voyez presque partout le même étalage qu’on ne voyait ci-devant que sur le pont Saint-Michel, sur le quai de la Ferraille, et sous les piliers des Halles. La capitale du monde a l’air d’une immense friperie.

« La crainte de mourir de faim a fait imaginer toutes sortes de moyens de s’en préserver. Il n’est pas rare de voir à la porte d’une maison ou d’une boutique, tantôt une cage de lapins, tantôt une chèvre, assez mal nourrie, mais dont le lait peut devenir, dans le besoin, une ressource précieuse.

« Ce qui m’a frappé le plus généralement à Paris, c’est un caractère étrange d’incertitude, de déplacement, sur presque toutes les figures ; un air inquiet, défiant, tourmenté, souvent même hagard et convulsif. Je crois qu’un homme qui n’aurait jamais vu Paris, qui n’en aurait jamais entendu parler, le voyant aujourd’hui pour la première fois, serait tenté de lui faire le même compliment que fit un jour M. de Jussieu à je ne sais quel original : « Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; mais je vous trouve bien changé. »


Ces constatations, ces jugemens sont-ils d’un esprit impartial ? Non assurément ; et Meister, dès l’abord, l’avoue lui-même. On ne peut voir, dit-il, qu’avec ses yeux, c’est-à dire avec ses préventions ; et il indique aussitôt, pour se mettre en règle avec ses lecteurs, le point de vue qui est le sien : « Je déteste et détesterai toujours les révolutions. »

Mme de Staël, grande amie de Meister, lui faisait la guerre sur ses idées politiques, et lui prêchait la prudence à l’égard du parti qui était au pouvoir dans ce Paris qu’elle aimait tant, et dont le séjour, malgré tout, lui paraissait si désirable. En feuilletant