Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personnelle, la liberté des mouvemens, l’initiative, la responsabilité, l’inégalité dans les situations et dans la rémunération, c’est-à-dire la hiérarchie ; et, si par-dessus le marché, on nous donne au sommet, au lieu des hommes imparfaits qui existent les hommes parfaits qui n’existent pas encore, nous atteignons l’idéal et nous serions bien fous de refuser le cadeau.

Malheureusement, les hommes parfaits ne sont pas encore nés, et la seule différence entre la société contemporaine et la société collectiviste la plus modérée dans ses visées, c’est que le directeur libre de l’entreprise privée deviendra un fonctionnaire administratif. Du même coup, les maux variables et modifiables inhérens à nos civilisations défectueuses, mais libres, deviendront des maux permanens sanctionnés par l’Etat ; et l’on sait avec quelle lenteur cette masse pesante se met en branle quand il s’agit d’extirper des abus.

De plus, à moins de s’abstenir et d’abdiquer comme un simple Manchestérien, l’État, même réduit à une autorité de surveillance, sera dominateur et centralisateur et cherchera à enserrer l’universelle circulation des hommes et des choses dans des cadres immuables. Je crains bien qu’il ne soit pas plus facile de donner une âme à la réglementation que de mettre un frein à la concurrence actuelle.

Le collectivisme le plus adouci serait encore l’asservissement de tous, non plus au propriétaire féodal ou au capitaliste moderne, mais à une série de directeurs de services, qui, pour n’être propriétaires ni du sol, ni du capital, n’en auraient pas moins le droit d’exercer leur souveraineté. Je ne vois pas en quoi cette souveraineté serait plus supportable parce qu’elle serait plus étendue, ni en quoi la discipline locale et tangible des usines de notre temps est plus pénible que ne le serait la discipline administrative de la grande exploitation collectiviste de l’avenir.

Dans son livre sur le Collectivisme et l’Évolution industrielle, M. E. Vandervelde reconnaît d’ailleurs que, même dans ce système, l’égalité n’est pas réalisable[1].

Alors, à quoi bon changer ? A quoi bon l’expropriation et les » bouleversemens qui en résulteraient ? Toute la question est là. Aussi longtemps que l’humanité ne sera pas épuisée, les

  1. M. Vandervelde montre (p. 200-203) que le collectivisme n’implique pas nécessairement l’égalité de la rémunération et qu’une société collectiviste pourrait maintenir la hiérarchie des traitemens.