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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/248

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l’énormité de ses passions ; Dubois ravalait jusqu’au ridicule la mesquinerie de ses vices. Avides l’un et l’autre, ils pillaient sans vergogne ; mais, chez Fouché, c’était l’audace des multiples rapines, et alors, les hôtels, les châteaux, le domaine princier de Pont-Carré, bientôt dix-huit millions de fortune : de quoi pouvoir, sur le tard de la vie, épouser une demoiselle de Castellane. Chez Dubois, c’était plutôt le tour de main des honteux grappillages, des gains prélevés sur les tripots, les vidanges, les prostituées : à peine l’argent voulu pour entretenir une servante-maîtresse. Impitoyables tous deux ; mais l’un, avec un masque de bienveillance qui en imposait ; l’autre, avec un placide sourire qui paraissait féroce. Au jour de leurs disgrâces, lorsque tomba le ministre, d’aucuns le regrettèrent ; quand le préfet fut destitué, chacun ricana. Fouché, figure vraiment perverse, émerge de la mort, se dresse et vit dans l’Histoire ; Dubois, moins chargé de haines, reste enfoui tout entier dans la poussière de nos archives… Fit cependant leurs noms demeurent inséparables : trop de malédictions les ont à jamais unis l’un à l’autre.

L’inimitié qui divisait les chefs était passée au cœur des subalternes. A la préfecture, commissaires ou commis, chacun enviait les policiers du ministère, et s’employait à les duper. Pour les mieux engeigner, ils éventaient leurs ruses, traversaient leurs desseins, faisaient échouer les plus habiles combinaisons. Souvent, une trame savamment ourdie par les Desmarets, les Devilliers, ou les Patrice, ces confidens et disciples de Fouché, était détruite comme à plaisir par un Bertrand, un Bauve, ou un Santerre-Tersé, cette menue monnaie de Dubois. Alors, se rédigeaient, au quai Voltaire, de hargneuses récriminations, tandis qu’à la rue de Jérusalem on se gaudissait. Parfois cependant, un effronté coquin n’ayant pas même l’esprit de corps qui unissait les camarades, l’étonnant Veyrat, par exemple, allait d’un camp à l’autre, excitait les frères ennemis, les trahissait tour à tour, et avec impudence recevait des deux mains… Cette rivalité des polices officielles plaisait à Bonaparte : elle forme un amusant chapitre dans l’éclatante et romanesque épopée du Premier Empire.

Dubois, en ce moment, caressait d’ambitieuses illusions : conseiller d’État depuis vingt jours à peine, il convoitait déjà le portefeuille de son ministre. Tout semblait lui présager la capture de sa chimère, car sa rapide étoile montait sur l’horizon.