A d’évidens indices il sentait qu’il pouvait devenir un homme de très grosse importance : le Conseil d’Etat, peu bienveillant d’ordinaire aux nouveaux venus, l’avait accueilli avec distinction ; dans la salle des Tuileries Dubois avait parlé, même fort adroitement parlé. On discutait, ce jour-là (20 floréal, 10 mai), la délicate affaire du Consulat à vie, et l’ancien procureur avait su déployer l’éloquence d’un bel avocat, exhiber l’artifice d’un subtil courtisan : « Les rapports de ma police m’annoncent qu’à Paris l’opinion publique s’est hautement prononcée. Elle réclame à grands cris la nomination à vie du Premier Consul ! » Si parfaite connaissance du mystérieux Paris avait charmé Bonaparte… Un garçon d’esprit, ce Dubois ; un précieux auxiliaire, bon à mettre en réserve pour remplacer Fouché !… Or, seul de tous les ministres, Fouché n’avait point été convoqué à la mémorable séance : injurieuse exclusion, symptôme inquiétant de méfiance et de disgrâce.
Pour des yeux clairvoyans, cette disgrâce s’annonçait prochaine : Fouché déplaisait. L’avidité de l’homme et ses déprédations, la duplicité du ministre et ses perpétuelles intrigues irritaient le Consul. D’ailleurs, on savait bien exacerber ses colères. Un des agens, trigauds payés par sa police particulière, le citoyen Dossonville, lui apportait souvent d’alarmantes révélations. Cet homme, royaliste déporté au 18 fructidor, exécrait les jacobins, et, dénonciateur redoutable, s’acharnait à leur perte. Longtemps dévoué aux Bourbons et, aujourd’hui encore, un de leurs émissaires, l’énigmatique personnage s’était fait policier amateur. Il opérait avec Davout, lui faisait fréquemment visite en sa maison de la terrasse des Feuillans, et le général soumettait au Consul les avis de « l’informateur. » Bonaparte écoutait beaucoup trop ces délations intéressées, et soldait très chèrement une agence interlope où travaillaient surtout des prêtres et des femmes… Pour l’instant, l’espion double poursuivait d’une haine furieuse le ministre de la Police, et l’accusait sans relâche. Fouché, à l’en croire, ami et conseiller de Bernadotte, préparait de souterraines manœuvres ; de plus, Fouché recevait secrètement Fresniôre, et Fresnière, c’était Morcau lui-même ; Fouché, enfin, recelait des anarchistes, conspirateurs dangereux condamnés à la déportation. Sa police, il est vrai, paraissait les poursuivre ; mais elle avait pour instruction de ne les pas trouver : .., des camarades et des complices !