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les difficultés de sa profession. Admirable de sens et de droiture, ce plaidoyer n’en dut pas moins paraître assez décourageant à la mère du frêle adolescent, dont la candidature semblait si mal accueillie d’abord. Le maître se leva et dit[1] : « Tout propre à rien veut donc aujourd’hui se faire tailleur ; que la fermière le sache bien, un vrai tailleur doit être un homme d’une santé robuste ! D’abord, rester toujours assis, ensuite, aux veilles de fêtes, quand les autres se reposent, les longues courses par monts et par vaux, comme cela se fait chez nous, en traînant tout son attirail ainsi qu’un soldat qui porte le fourniment. En plus, la nourriture changeante, maigre chez un paysan, grasse chez un autre ; dans telle ferme rien que des plats à la farine, dans telle autre de la viande à tous les repas. Aujourd’hui pommes de terre et légumes verts, demain soupe et bouillie. Un estomac qui résiste à tout cela doit être favorisé du bon Dieu. Et je ne dis rien des gens de toute sorte avec lesquels il faut s’entendre ; ici une paysanne grondeuse et mal embouchée, qui trouve à redire à toutes les coutures ; là un fermier avare qui prétend réjouir et rassasier l’artisan de ses sottes plaisanteries. Tantôt un diseur de patenôtres qui, tout le long de la soirée, rabâche psaume sur psaume à sa maisonnée ; tantôt un vieux grincheux, un coléreux, ou autre déplaisant personnage. Et les valets mal élevés, et les servantes mal peignées ? Dans chaque demeure un inconvénient nouveau. Or, tous ces gens-là, le tailleur doit les mesurer à la même mesure. — C’est beaucoup demander, dites-vous ? — Oui, ma chère fermière, mais pourtant voici seulement le principal ; il faut avoir de la tête. Ce que le Créateur a omis dans un bossu, dans un boiteux, dans un bancal, c’est au tailleur à le réparer. Les gens ne demandent pas seulement à leurs habits de les couvrir décemment, mais aussi de les rendre élégans. Et, pour cela, ce n’est pas assez que le tailleur connaisse la conformation de ses cliens, il doit encore pénétrer leur caractère, et, pour ainsi dire, toute leur personnalité, afin de leur faire un habit convenable. En un mot, il faut qu’il soit un connaisseur des hommes et du monde. Oui, ma brave femme, un brouillon ne ferait certainement pas l’affaire. »

La conclusion de cet exorde rébarbatif, qui fait penser aux prétentions philosophiques des professeurs de M. Jourdain, fut

  1. Waldheimat, II. — Le Premier jour.