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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/311

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pourtant l’acceptation franche et cordiale du nouvel apprenti ; et, certes ce n’était pas le coup d’œil du psychologue qui faisait défaut à ce dernier, ni l’aptitude à devenir un fin connaisseur de l’humanité.

Le discours de son nouveau maître nous a fourni une pittoresque esquisse de l’existence mouvementée qui s’ouvrait devant lui. Dans ces régions des Alpes, il est d’usage, en effet, que les artisans, tisserands, tailleurs, cordonniers se rendent successivement dans chacune des fermes où l’on a besoin de leurs services, et y demeurent, nourris et logés, le temps nécessaire pour habiller ou chausser toute la maisonnée, maîtres et valets, au moyen des matières premières tirées du précieux Feldkasten. Rosegger est resté quatre ans tailleur, et il a vécu au foyer de plus de soixante familles paysannes, aussi dissemblables entre elles que maître Natz l’indiquait dans ses avertissemens. Il n’a donc pas tort lorsqu’il nomme cette période de sa vie un « cours supérieur » de la science la plus précieuse à l’écrivain, celle des passions humaines. Il recueillit en effet la plus ample moisson d’observations précises et de types originaux. Et, quand on lit ces souvenirs de sa jeunesse laborieuse, on songe parfois à des romans du moyen âge, où le chevalier cherchant aventure rencontre en tout château fort un nouveau prodige ; ici un géant difforme, là un lépreux malfaisant, plus loin un enchanteur subtil, toujours un être singulier, inattendu, propre à piquer au plus haut point sa curiosité et celle des auditeurs de ses exploits. Notre tailleur a de pareilles surprises dans les fermes isolées où l’appellent les commandes confiées à son maître. Le lien social est ici assez lâche, la tendance individualiste assez marquée pour que, à quelques lieues de distance, se révèlent des contrastes marqués et des singularités imprévues. Que ce soit chez la « possédée Traudel[1], » pauvre femme dont la maladie nerveuse est interprétée par ses voisins ignorans comme une malédiction du ciel ; ou chez ces hôtes bizarres que son maître et lui durent un jour vêtir de peaux de bêtes, et dont il a raconté l’étrange réception, sans cesse défilent devant les yeux attentifs du novice artisan des combinaisons imprévues entre des élémens moraux, assez invariables en leur fond peut-être, mais divers en leurs assemblages comme les dessins capricieux du kaléidoscope. Nous

  1. Waldheimat, II.