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à regagner sa demeure, et, là où il apercevait une petite fleur que le poids d’un caillou empêchait de grandir, le bon Dieu se baissait vers le sol, et allégeait de ce fardeau le cœur de la fleurette. Quand Kaethele racontait de pareilles choses, je la regardais sans parler, et l’éclat de ses grands yeux sombres me rappelait celui de l’église illuminée durant la messe de minuit… »

Le jour du départ de l’enfant, son amie Kaethele le conduisit au loin dans le bois : « Elle s’arrêta enfin, regarda troublée autour de nous, et s’assit sur un tronc déraciné par le vent. J’étais debout devant elle ; elle prit mes mains, les plaça sur sa poitrine ; alors, elle inclina la tête jusqu’à toucher mon front, et murmura : « Tu es mon cher petit Pierre. » Elle avait rougi ; elle laissa glisser sur son visage les mèches folles de ses cheveux, afin que je ne pusse voir combien ses joues étaient en feu… » Quelques heures après, les héros de cette aventure se quittaient sans retour.

Une autre amie d’enfance de Pierre fut la fille adoptive d’un vieil original qui réunissait dans sa cabane les habitans de la région pour leur prêcher la crainte de l’enfer et les dangers de la tentation charnelle ; les deux petits s’asseyaient côte à côte durant ces sermons singuliers, tandis que leurs pieds nus se rencontraient sous le banc. Mais l’intrigue avec Marianne ne semble pas avoir été plus loin que les avances de Kaethele ; et si le petit tailleur trouva des cœurs sensibles au temps de son joyeux apprentissage, le seul roman personnel qu’il nous ait conté fut celui de son premier mariage, sur lequel nous reviendrons en son temps.

Il nous faut maintenant suivre, au cours de cette période de sa vie, le développement de sa vocation littéraire. Sans montrer de très grandes aptitudes pour son métier manuel, le jeune homme parvint pourtant avec les années au terme de son apprentissage, et demeura comme « compagnon » près de maître Natz pour le salaire infime de quatre-vingt-dix kreutzers par semaine. Cependant ses goûts d’écrivain grandissaient plus rapidement que ses talens de couturier. Les pages où il a dit les souvenirs de cette époque de transition dans son existence sont parmi les plus charmantes de son œuvre[1]. Il y marque d’une façon spirituelle le conflit incessant des deux occupations qui partageaient

  1. Waldheimat, II.