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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/424

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génie et nous prouve qu’il manquait d’intelligence. Et, ce qui met le comble à notre désarroi, nous sentons que l’auteur a raison dans les deux cas. Comment comprendre cette sincérité qui ment, ce génie qui est rebelle aux idées les plus simples, aux propositions les plus humbles et les plus nécessaires de notre logique ?

Nous serions perdus si un mot ne nous éclairait : Oliver was an Englishman all over. C’est la meilleure phrase du livre et elle pourrait servir d’épigraphe à cet article. En effet Cromwell est, avant tout, un de ceux qu’Emerson a baptisés « les hommes représentatifs. » Ce ne sont pas des transcendans, des surhumains : tant s’en faut ! Précisément parce qu’ils expriment la pensée diffuse de toute une génération, de toute une race, ils participent de la médiocrité générale. Ils prennent rang bien au-dessous de ces sublimes isolés qui sont les héros de l’individualisme. Mais, sans mesurer leur grandeur au bruit qu’ils ont fait et à la place qu’ils ont tenue dans l’histoire, il faut leur donner leur dû et multiplier leur énergie personnelle par la force des foules qui marchent derrière eux. Que représente Cromwell ? Il représente le Puritanisme qui a eu ses précurseurs au moyen âge, mais qui prend réellement conscience de lui-même vers l’an 1570, puis croît obscurément pendant trois quarts de siècle pour faire explosion en 1640 et qui disparaît après avoir tenté d’établir une société théocratique et offert le plus curieux spectacle, en ce genre, que le monde eût vu depuis Moïse et depuis Mahomet. Au premier abord, et pour l’observateur superficiel, Cromwell semble avoir joué vis-à-vis de ce mouvement puritain qui l’a porté et qu’il a confisqué, en quelque sorte, à son profit, le rôle de Bonaparte à l’égard de la Révolution française. Mais les situations sont absolument différentes, ainsi que les caractères et les résultats. Bonaparte n’est que l’enfant adoptif de la Révolution : elle ne l’a pas porté dans ses entrailles et rien n’est plus aisé que de les séparer par la pensée. Impossible, au contraire, de considérer Cromwell et le Puritanisme à part l’un de l’autre. Pas un trait de son idiosyncrasie psychologique qui ne se retrouve dans chaque puritain, petit ou grand, depuis l’imbécile Wallington jusqu’au sublime auteur de Samson Agonistes. Il a toutes leurs idées et n’a aucune des idées qui leur manquent. De sorte qu’on les définit en le racontant. Il participe de tout son être à la tentative théocratique dont je viens de parler et croit la