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apparaître, à mesure qu’ils se révèlent en action, les aspects de chaque caractère. Voici d’abord les dupes : Barras dont Bonaparte avait songé à se rapprocher, dont il s’éloigna promptement, à cause de la corruption dégoûtante du personnage autant qu’en raison de son inconsistance et qui va soudain rentrer dans son néant. Les comparses : Gohier, Moulins, qui servent à immobiliser Moreau, tandis que celui-ci sert à les surveiller. Moreau, dont le Directoire avait songé à faire un Bonaparte, se réduit, pendant la journée du coup d’État, à tenir l’emploi de geôlier en fumant des pipes ! Les acteurs : Sieyès s’acquit tant de son rôle en conscience et ne négligeant rien pour rester au premier plan. N’avait-il pas installé un manège au Luxembourg et travaillé l’équitation pour que l’ex-abbé qu’il était ne fit pas trop piteuse figure auprès du brillant général ? Assez vite d’ailleurs, parce qu’il est très intelligent et qu’il a le sens des réalités, il se rendra compte que la partie n’est pas égale, se résignera, se rejettera vers les combinaisons systématiques et l’idéologie. Fouché, l’homme nécessaire et dont on se défie au point de ne lui avoir pas dévoilé tout le projet, prêt à tourner avec la fortune, se réservant jusqu’à la fin, et pareillement disposé à fermer les portes de Paris à Bonaparte, si la légalité l’emporte, ou aux parlementaires, s’ils sont vaincus. Lucien dont le rôle fut considérable au dernier moment et qui sut devant le danger trouver mille ressources. Bonaparte enfin, qui avait envisagé toutes les possibilités, sauf pourtant celle d’une défaillance de Bonaparte.

Maintenant, renseignés sur les conditions de la partie et sur le caractère de ceux entre qui elle se joue, nous sommes en mesure d’apprécier toute la valeur dramatique de l’épisode principal ; comme, au théâtre, nous suivons, haletans, la scène décisive à laquelle un auteur, sûr de son métier, nous a savamment préparés. C’est ainsi que nous assisterons aux deux journées de Brumaire. Je ne connais guère de récit qui atteigne, avec moins d’apparence de recherche, à une plus réelle intensité d’effet, nous faisant passer par toutes les émotions qui furent celles des acteurs eux-mêmes, et, pour ainsi dire, nous tenant, jusqu’à la dernière minute, incertains de l’issue.

La journée du 18 n’avait été qu’une sorte de prologue. Dès le soir même, une certaine indécision et impuissance se manifestait chez les ordonnateurs de la grande scène du lendemain. Le 19, ce sont des retards, des lenteurs, une situation qui se prolonge, et, en se prolongeant, menace davantage d’aboutir à un échec. Le plan a été mal combiné, comme il arrive toutes les lois qu’il n’est pas l’œuvre d’une seule