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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/460

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pensée et d’une seule volonté. Bonaparte, dont les proclamations sont parmi les chefs-d’œuvre de l’éloquence militaire, n’a pas cette autre sorte d’éloquence qui entraîne les assemblées. Le général qui, sur le champ de bataille, regarde la mort en face, se trouble devant la mascarade parlementaire des députés costumés de rouge. Pour enlever les soldats, il lui faudra recourir à une ruse, montrer sur son visage d’imaginaires traces de poignard. Et qui sait si, prononcée à temps, une « mise hors la loi » ne sera pas l’obstacle où toute son ambition et tout son prestige iront se briser ? Sans doute, les leçons de l’histoire n’ont guère coutume d’être entendues. Quelle leçon pourtant pour les amateurs de coups d’État ! Être l’un des plus prodigieux hommes de guerre de tous les temps, avoir derrière soi les campagnes d’Italie et d’Egypte, avec soi le gouvernement, la majorité d’une des deux assemblées, le président de l’autre, la complicité de l’opinion, l’appui des forces policières et militaires, pour aboutir peut-être à n’être le soir qu’un général hors la loi !

Maître enfin du pouvoir, comment Bonaparte va-t-il en user ? N’y verra-t-il qu’un moyen de contenter son ambition personnelle, et ne se servira-t-il de la France que comme d’un instrument pour réaliser un rêve de gloire insensé ? A cette date du moins, c’est encore une erreur d’interpréter ainsi la pensée de Bonaparte. Contrairement à ce qu’ont répété la plupart des historiens, il a cherché sincèrement le bien de la nation ; par delà les factions, leurs rivalités et leurs intérêts, il a aperçu le pays. Il en a discerné les profondes aspirations. Il a eu pitié de ses longues souffrances. Il a voulu être, au lendemain de l’universelle anarchie, l’homme de la réconciliation nationale. Sous quelle forme d’ailleurs lui sera-t-il permis finalement de s’incorporer aux destinées de cette France qu’il entend d’abord pacifier et reconstruire ? Il ne le sait pas encore. « Que feront de lui les circonstances ? « Monter plus haut, toujours plus haut, c’est la loi et la fatalité de sa nature. Cependant, pour monter au sommet où son ambition prendra nettement conscience d’elle-même et d’où elle pourra embrasser d’illimités espaces, six mois lui seront nécessaires ; son avènement à la pleine puissance, fondée sur l’absolue possession de l’esprit public, ne sera que progressif, et il faudra Marengo pour compléter Brumaire. » Chez César même, l’idée césarienne n’est pas née.

Ces conclusions, qui sont celles où aboutit l’historien de Brumaire, se dégagent du récit des faits sans qu’on y puisse jamais surprendre le souci d’une démonstration. Au contraire, la souplesse d’une narration qui se modèle exactement sur la réalité, nous permet de suivre