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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/467

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M. Herbert Spencer lui-même n’a aussi énergiquement condamné toute organisation politique que l’a fait, à vingt reprises, l’auteur de La petite Dorrit et de l’Histoire d’Angleterre racontée aux enfans. Encore ne sont-ce là que quelques-unes des grandes thèses sociales ou morales que nous trouvons soutenues dans les romans de Dickens : et le véritable caractère « chrétien » de ces romans est moins dans les thèses générales que dans la façon de nous présenter les personnages, de les opposer l’un à l’autre, de nous contraindre à les aimer ou à les haïr suivant qu’ils se rapprochent ou s’écartent de l’idéal de l’auteur. C’est ici que le réalisme et l’humour de Dickens se trouvent mis directement au service de sa doctrine morale ; et rien ne serait plus curieux à étudier que, par exemple, les cent types divers dans lesquels il s’amuse tour à tour à incarner la laideur des « vertus bourgeoises. »

Autant et plus qu’un peintre, Dickens est un poète. Autant et plus que le créateur des divertissantes figures de Sam Weller et de Sarah Gamp, il est le créateur des figures merveilleuses de la petite Nell et du petit Dombey, de la servante Pegotty, de l’organiste Tom Pinch, de Joe le vagabond et du voleur Gargery, du vieux Caleb, qui fait croire à sa fille aveugle qu’il est très riche et vit dans le luxe, du bon caporal français qui se sacrifie tout entier à l’enfant qu’il a recueilli. Les Anglais eux-mêmes, qui d’abord ont été plus frappés de l’humour de Dickens que de sa poésie, en viennent peu à peu à reconnaître la supériorité de David Copperfield sur le Pickwick Club. Et, en dehors de l’Angleterre, j’ai eu souvent déjà l’occasion de signaler combien était profonde et durable l’influence de l’élément poétique et « chrétien » de l’œuvre de Dickens. Aujourd’hui, trente ans après la mort du romancier anglais, c’est cet élément qui survit, dans son œuvre, et qui maintient sa gloire à travers le monde. Cela seul ne suffirait-il pas à prouver que le christianisme de Dickens, de même que son génie d’observation, doit avoir été chez lui naturel et sincère ? Il faut en effet l’avoir bien peu lu pour se risquer à soutenir, comme on l’a fait, que l’émotion et l’idée sont chez lui des artifices littéraires, destinés à rehausser la portée de sa plaisanterie ; c’est au contraire sa plaisanterie qui, presque toujours, n’est que le reflet de son émotion, ou bien sert à accentuer le relief de son idée. Mais, au reste, Dickens est si foncièrement, si spontanément chrétien, qu’il l’est souvent à son insu, ne se rendant pas compte lui-même de ce que les actions ou les sentimens de ses personnages ont, dans leur désintéressement, d’exceptionnel, de paradoxal, de contraire aux préjugés moraux de l’humanité