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moyenne en général, et de la bourgeoisie anglaise en particulier. Et comment admettre qu’un auteur ne tire pas du fond de soi-même une doctrine, ou plutôt un état d’esprit, qui se retrouve chez lui d’un bout à l’autre de sa carrière, à travers trente œuvres et autant d’années ? Car la manière de décrire, et aussi l’humour, ont souvent varié, dans l’œuvre de Dickens : sa conception de l’idéal moral est restée invariable, depuis Olivier Twist, jusqu’à l’Ami Commun. La protestation contre la soi-disant justice humaine nous apparaît déjà, et plus éloquente encore peut-être que dans Bleak House, dans la scène où M. Pickwick voit mourir en prison une victime de l’organisation judiciaire. Tout le personnage de Pickwick, d’ailleurs, après avoir débuté sur le ton de la farce, tourne insensiblement vers une sorte de beauté morale, que rend plus sensible encore son contraste avec une inguérissable niaiserie intellectuelle. Et lorsque, à l’autre (extrémité de sa carrière, Dickens, ayant à diriger des revues, se trouve amené à écrire des façons de prologues pour des séries de contes, dont il va laisser ensuite la rédaction à ses collaborateurs, instinctivement il fait de ces petits morceaux de véritables poèmes, d’une tendresse, d’une douceur, d’une exaltation religieuse incomparables : des modèles parfaits de ce lyrisme évangélique qui, au moins autant que ses dons de peintre, doit avoir constitué sa personnalité d’écrivain[1].


Or, comme je l’ai dit, aucune trace de ce Dickens-là ne se retrouve ni dans la biographie de Forster, ni dans la réédition remaniée que vient de nous en offrir M. Gissing. Et voici, en échange, le Dickens qu’on y trouve : c’est, à savoir, non pas même un véritable bourgeois anglais, mais un parvenu, et de l’espèce la plus fâcheuse, mal élevé, bruyant, vaniteux, très fier de ses relations mondaines et de sa fortune, tout en affectant grossièrement de les dédaigner. Avec cela bon enfant, mais toujours à la façon d’un acteur ou d’un commis voyageur : prêt à obliger ses amis, si la chose ne doit pas lui coûter un trop gros sacrifice, mais incapable de s’imposer la moindre gêne au profit d’autrui. Sa loyauté même ne laisse pas de nous paraître légèrement sujette à caution : à moins de supposer qu’il y ait eu chez lui une espèce d’inconscience morale, résultant de l’humilité de ses origines et de son défaut complet d’éducation. Le fait est que peu d’écrivains

  1. Ces singuliers commencemens de séries, L’Héritage de Mme Lirriper, L’Auberge de la Branche de houx, Le Bagage de Personne, Les Prescriptions du docteur Marigold, mériteraient d’être enfin traduits en français. Jamais Dickens n’a rien écrit de plus beau.