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Ces voyages de lectures, outre les profits matériels qu’ils valurent à Rosegger, eurent encore l’avantage de faire connaître au loin son nom et sa manière, de lui créer, dans les couches moyennes du peuple allemand, un public nombreux et fidèle que n’a jamais lassé son inlassable production, de le classer enfin parmi les auteurs les plus lus de son pays.

Il trouva une autre diversion à ses tristes pensées, dans la construction, à Krieglach, d’une maison de campagne, simple mais confortable, où il a depuis lors constamment passé les mois de la belle saison. Ce fut l’emploi de ses premières économies, et cette décision lui a permis de garder contact avec le milieu paysan qui seul s’est montré jusqu’ici favorable à l’éclosion des produits de sa Muse. Non qu’il ne s’exposât à des difficultés de tout ordre, en revenant, citadin et « Monsieur, » vivre au milieu des spectateurs de ses humbles débuts. Nous l’avons dit, les plus incultes parmi ces derniers n’ont jamais mieux saisi que ses propres parens la nature précise du métier si lucratif qui l’a enrichi. Il est à leurs yeux, un « Africat, » corruption du mot avocat, qui désigne vaguement dans leur vocabulaire l’ensemble des professions libérales. Le paysan styrien ne comprend pas nettement un travail différent de celui de la charrue, car c’est là le châtiment des fils d’Adam : toute occupation différente de la sienne lui semble métier d’oisif, et, à qui lui parle de « travail de tête, » il répond ironiquement : « Mes bœufs aussi travaillent avec leur tête. » Ajoutez à cette cause de méfiance les scrupules religieux, qui accueillirent les débuts du poète, et qui, longtemps, lui ont montré certains passans se signant à la dérobée sur son passage, avec cette oraison mentale : « Pourvu qu’à la fin le diable ne l’emporte pas dans sa chaudière ! » Il est vrai qu’en revanche, d’autres naïfs, poussés par un excès de crédulité inverse, l’imaginent tout-puissant, à l’égal d’un nécromancien du temps jadis, et viennent le consulter pour guérir une vache qui donne du lait rouge, pour corriger les mauvaises chances de la conscription, pour faire d’un braconnier invétéré un garde-chasse impérial, ou pour amener les Compagnies d’assurances à payer une maison qui n’était pas assurée. N’affirme-t-on pas qu’il fréquente, l’hiver, à la ville, chez les plus grands seigneurs, et qu’il tutoie l’empereur Franz ? Et lui-même raconte, non sans une nuance d’amertume, que certain jour, pressé par les supplications touchantes d’une femme infortunée, il se décida en effet