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quelques-uns de ces types originaux qui la peuplent, car si ceux que nous venons de citer furent les premiers à frapper ses regards, ses yeux se sont reposés depuis sur bien d’autres figures étranges.

Voici, d’abord, les singularités physiques : l’Einseitige, l’homme qui n’est complet que d’un côté, pour avoir une épaule trop basse au-dessus d’une jambe trop courte : puis le Semeur sourd, borgne, une main sans doigts, mais qui, de l’autre main, fait à ce point merveille sur les champs confiés à ses soins, que le voisinage ne veut pas d’autre ouvrier au temps des semailles. Il jette toujours la première poignée de grain sur le sable ou sur le rocher, afin sans doute de faire sa part à la nature maternelle, une part désintéressée dont l’homme n’espérera pas, comme du reste, un revenu centuple[1]. Et les oiseaux ne gâtent pas son ouvrage, car ils viennent prendre le blé dans son sac même, pendant à sa ceinture, « comme s’il leur avait chuchoté tout bas que le grain de blé dans le sac rassasie aussi bien que celui qui est tombé en terre, quoique le premier ne représente que lui-même, le second un lourd épi tout entier. »

Les déformations corporelles ne sont d’ordinaire, chez notre psychologue, que le symbole visible et sensible des singularités morales, auxquelles nous devons nous arrêter plus longtemps, car elles tiennent une place considérable dans son œuvre et en font l’attrait principal, par les surprises incessantes qu’elles réservent à l’imagination amusée du lecteur. Comment ne pas s’intéresser à l’homme aux treize thalers, qui, frappé dès sa jeunesse par une catastrophe où périt tout ce qu’il aime, passe le reste de ses jours dans une sorte d’hébétude voulue, et dans l’unique préoccupation de restreindre sans trêve ses modiques besoins ? Nouveau Diogène, il cherche à laisser le moins de prise possible au malheur dont il sait, par expérience, l’acharnement contre sa personne : et par exemple, il a résolu de fermer pour toujours un œil, qu’il pense mettre de la sorte à l’abri des coups du sort, et qu’il ne rouvrira plus jamais qu’involontairement, quand une émotion profonde le secoue jusqu’au fond de l’être. — Un de ses frères en adversité, le vieux Sim, traînant lui aussi une existence misérable, redoute pourtant à ce point le moment de la mort, qu’il rêve sans cesse au sort du Juif-Errant,

  1. Sonderlinge aus dem Volke der Alpen.