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outre mesure la pensée du néant d’ici-bas. Et, en effet, quand la Mère des fleurs (c’est un surnom qu’elle reçoit plus tard et qui est sans aucun lien avec son crime) a mis à exécution ce massacre des Innocens, annoncé par ses hallucinations meurtrières, il se trouve un paysan pour dire à son voisin, trop violent dans son indignation : « Si tu avais seulement feuilleté une légende de saints dans ta vie, tu saurais que les bienheureux sont plutôt morts que de commettre un péché. Tu verras chaque jour des parens chrétiens demander à Dieu de reprendre leurs fils dans les années de la jeunesse, s’ils doivent grandir pour être des hommes de péché[1]. Mais tu en trouveras peu qui, par pure tendresse, aient le courage de les sauver à temps du danger. On devrait canoniser cette femme, qui, en vue du ciel, a sacrifié ce qu’elle avait de plus cher, comme le fit jadis le père Abraham sur la montagne sainte. » Une fois de plus reparaît ici le souvenir obsédant des sacrifices abrogés de l’Ancien Testament. Ajoutons-le dès à présent, car nous aurons à y revenir, les conclusions de ce récit étrange sont tout entières de religion, de paix et de pardon.

Souvent, grâce à Dieu, les aberrations mystiques des héros de notre poète sont moins répugnantes et offrent plutôt une couleur attendrie et sentimentale, qui est profondément germano-celtique.

Beaucoup moins tragique et plus humain déjà apparaît dans les souvenirs d’enfance de Rosegger un vieux tailleur, converti sur le tard, qui se mit en tête de ramener après lui dans la bonne voie ses concitoyens de la petite communauté d’Alpel. Non qu’ils en eussent très grand besoin : une vie sobre et rude les préservant assez des plus dangereuses tentations de la chair. Mais il est des degrés dans la perfection, et l’on ne saurait aspirer à s’élever trop haut sur cette voie. Le brave homme se découvrit donc pour la prédication un véritable talent, qu’il développa, tel jadis Démosthène au bord des flots, dans la solitude de son grenier à foin ; en sorte qu’il se sentit bientôt en mesure de commencer son apostolat. « Presque aveugle quant aux yeux du corps, dit son ancien disciple, il possédait la clairvoyance de l’âme, et contemplait le ciel tout grand ouvert ; l’enfer aussi parfois, lorsque

  1. Rosegger nous l’apprend du grand chrétien que fut son père : « Parfois il priait que ses chers petits-enfans mourussent jeunes, afin d’échapper aux dangers du monde. » (Mein Weltleben.)