Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/632

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son ennemi désarmé afin de le sacrifier sur un autel qu’il assimile à celui d’Abraham. « Dieu juste, dit ce forcené, je te remercie pour m’avoir entendu et pour avoir livré mon ennemi entre mes mains. La vengeance appartient à toi seul et j’aimerai donc mon ennemi suivant ta sainte volonté. Ce n’est pas dans un sentiment de haine que je porterai la main sur lui, et je ne tuerai pas par vengeance… J’aime mon ennemi et je l’embrasserai avant qu’il soit sacrifié au Père céleste… Reçois cette offrande en expiation de mes péchés, pardonne-moi, et m’accorde une longue vie, une heureuse mort et une éternité de bonheur. » Le fou qui réveille ainsi au nom du Dieu d’amour les vieux cultes sanglans du paganisme est pourtant retenu à temps par ses serviteurs, et devient lui-même la victime de son délire. Cette sorte d’aberration n’en est pas moins vraisemblable chez ces races émotives, qui balbutient jusque dans l’hallucination quelque parodie des paroles sacrées.

De même ordre, bien que moins odieuse en son point de départ, est la folie sanglante de la « Mère des fleurs. » Cette femme, demeurée veuve et dans la plus profonde misère, traduit en acte, les paroles attribuées par Joinville à Blanche de Castille : « Mon fils, j’aimerais mieux vous voir mort que coupable d’un péché mortel. » — « Irena Eman, dit Rosegger[1], se livrait souvent au désespoir, car, malgré ses prières et les bonnes maximes qu’elle leur prodiguait chaque jour, ses enfans n’étaient pas assez doux et pieux à son gré. Ils ne différaient guère des autres fils de mendians, étant des polissons légers, rusés, amis des folies et des mauvaises plaisanteries… Pourtant, elle ne voulait pas élever des créatures méchantes et gâtées : il y en a bien assez sur cette terre. Elle priait donc devant les images saintes, afin que Dieu reprît à lui ces petits dans leurs jeunes années plutôt que de les laisser se perdre en ce monde et être damnés dans l’autre. » On peut pressentir quelles seront les conséquences de pareilles rêveries : peu à peu grandit dans cet esprit malade la pensée de se faire lui-même l’instrument de la Providence. « Le mysticisme, — a dit Michelet, qui ne l’aimait guère, — pour enseigner trop l’indifférence à la mort, et l’indistinction des deux vies mortelle et immortelle, peut fournir aux tentations du crime de merveilleux sophismes[2]. » Il n’est pas sans danger d’exagérer

  1. Dorfsunden.
  2. Histoire de France, XV, 229.