Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/648

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers les rêveries de Rousseau, et nous fait songer aux romans socialistes de George Sand. Mais voici mieux encore : la princesse Juliana qui retourne (aux champs de temps à autre, afin de se retremper dans la saine atmosphère où s’épanouirent ses premières années, rencontre soudain, au fond d’une forêt presque inexplorée, un beau jeune homme mystérieux. Enfant du peuple, dont il incarne les énergies saines, Martin a pourtant étudié dans les villes, mais il a renoncé, pour des raisons que nous connaîtrons tout à l’heure, à poursuivre une carrière libérale, et il vit, dans la solitude, du travail de ses mains. — Alors se déroule une idylle rustique qui évoque invinciblement dans notre mémoire certaines fantaisies de la Grande-Duchesse de Gérolstein, car Juliana se décide enfin à épouser, malgré l’étiquette et la raison d’Etat, le beau garçon qui, le premier, a fait parler son cœur ou plus exactement ses sens. Soudain, au moment de la cérémonie nuptiale, Martin avoue à sa fiancée qu’il a lui-même assassiné le précédent duc par conviction démocratique, et que telle fut la cause de sa retraite au fond des forêts. La princesse se tue, et le singulier héros de ce récit disparaît sans laisser de traces.

Rosegger assure, dans la préface de ce bizarre roman, qu’il fut conduit à l’écrire par une sorte d’impulsion plus forte que sa volonté. Il a vécu, dit-il, par l’imagination, durant de longues heures, cette histoire de sang, et ne s’est senti soulagé d’une telle obsession qu’en confiant ses rêveries au papier. Il avoue lui-même très franchement cet élément d’inconscience et de mystère qui entre parfois dans la conception de ses œuvres et que nous retrouverons dans le « Chercheur de Dieu. » Un récit préparé dans son esprit de façon plaisante et joyeuse peut se développer triste et tragique malgré sa volonté[1]. Chez lui, la tête fait le plan, mais le cœur l’exécute et le bouleverse à l’occasion, n’obéissant qu’aux lois « divines ou démoniaques » du sentiment. Après tout, il est bon que l’écrivain, loin de devancer sa Muse, se laisse guider aveuglément par elle : « J’ai contemplé, dira-t-il, les figures de ma nouvelle, et je les ai vues soudain agir devant mes yeux d’une manière bien différente de celle que j’avais précédemment combinée. » Qui donc est responsable des fantaisies du beau Martin ? Toujours est-il quelles attirèrent à son père légal

  1. Hoch vom Dachstein, l’Hôte de Kirçhbrunn.