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dépasse toutes les autres villes quant à l’étendue et à la variété de ses manufactures. Sur les 300 000 habitans, cent mille hommes travaillent dans les fabriques.

Quand je descendis du train, suffisamment mal vêtue, sous l’humble costume d’une ouvrière en détresse, midi sonnait. A quatre heures j’avais trouvé de l’ouvrage et un gîte. Comment cela ? Je m’étais frayé un chemin, sans une minute de retard, à travers le tumulte affairé des rues, jusqu’à l’Association chrétienne des jeunes filles. Le bâtiment qu’elle occupe se dresse auprès d’une rivière gelée. Le vent souffle, très aigre, sur la surface de glace ; tout est couvert de neige ; et par-dessus cette neige, la suie tombe des innombrables cheminées, comme un éternel voile de deuil.

Les tramways sonnent le long des avenues rayées de fer qu’ils descendent et remontent incessamment ; par intervalle un train de marchandises annonce à coups de cloche son passage au milieu même de la ville. Pas de voitures, pas de fiacres ; un homme sur trois est ouvrier. Ils ne font rien pour leur plaisir ; l’électricité les transporte à la besogne qui les attend et des trains nombreux charrient le produit des fabriques. J’entends parler toutes les langues ; cette prodigieuse ville noire est un bazar occidental où les peuples se rassemblent non pas pour acheter, mais pour chercher fortune. L’écume stagnante des autres pays flotte jusqu’ici, à la poursuite du succès, et se purifie dans un bouillonnement d’activité furieuse. Une procession cosmopolite passe auprès de moi : figures bronzées sous le fez ou le bonnet d’astrakan ; l’Italien aux yeux de tristesse et de douceur, un châle de couleur vive autour du cou ; le Hongrois aux lourdes moustaches retombantes ; le pâle Suédois ; l’Allemand, femme et enfans pendus à son bras, d’autres encore. Dans ce gigantesque foyer de travail les représentans de toutes les nationalités se confondent, unis par un lien commun d’espérance, réconfortés par une chance commune de prospérité, alliés par un commun effort, devenus concitoyens sur une terre nouvelle de liberté.

A l’Association chrétienne des Jeunes filles je demande qu’on m’indique le moyen de m’assurer de l’ouvrage et un logement « respectable. » La secrétaire me parle de cette voix basse, confidentielle, persuasive, particulière à ceux qui ont l’habitude d’exhorter les prisonniers et de raisonner avec les indigens.