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de la fabrique aussi bien qu’à l’atelier et de sévir au besoin.

Quand j’ai trop mal au des et aux doigts pour pouvoir continuer mon ouvrage, je m’arrête et j’observe mes compagnes. La petite fille, en face de moi, est une nouvelle. Ses joues roses, ses épaules bien droites l’attestent. Elle aime à jaser.

— Je vous le dis, explique-t-elle à sa voisine, Jim Wesson est le pire flirt que j’aie jamais connu.

— Qu’est-ce que c’est que Jim Wesson ? réplique l’autre à demi plongée dans une caisse pour en tirer par brassées des chemises de flanelle.

— C’est celui qui a fait mes dents. Il a fait chez nous les dents de toute la famille. — Et son sourire révèle le chef-d’œuvre de Wesson. — J’avais envie, ajoute-t-elle, de lui faire un peu dorer une de mes dents de devant. C’est si joli, un plombage d’or !

Cet amour tout primitif de l’ornement se manifeste dans une même prédilection médico-barbare pour les lunettes.

La minutie de certaines parties du travail de la fabrique est, faute de lumière suffisante parfois, une épreuve dangereuse pour les yeux. On ne trouverait pas d’oculiste à Perry même, mais il en vient un tous les mois et les malades ne lui manquent pas. Après chacune de ses tournées, une nouvelle escouade d’ouvrières apparaît ornée de lunettes ou de pince-nez. Elles portent cela comme une parure quelconque : collier, bracelet ou anneau de narine.

La connaissance se noue vite entre moi et mes compagnes de chambrée. L’une d’elles, la dame d’un certain âge, grogne toujours. Quand je lui demande si le travail lui convient, elle s’écrie :

— Oh ! bien, je ne me doutais pas que ce serait comme ça. J’aime encore mieux faire le ménage !

Laide et stupide, elle a été mariée très jeune à un boucher. Peut-être aurait-elle réussi à secouer son fardeau de lourde bêtise si elle eût été livrée à elle-même, mais le boucher, pendant de longues années, s’est tenu entre elle et toute expérience de la vie, projetant une ombre plus épaisse encore sur son ignorance. C’est un vieil enfant, qui ne cesse pas de questionner, passé l’âge où il est possible d’apprendre. La mort de son boucher lui a ouvert de nouveaux horizons ; après une période de deuil respectueux, elle s’est lancée dans le vaste monde