Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/679

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malgré la volonté de sa famille, avec des rêves très vagues de roman, exprimés moins en paroles que par un certain jupon de satin tout neuf, un certain costume écourté pour jouer au golf, un certain chapeau garni de gaze de soie violette, rangé soigneusement dans un carton à part.

Les désillusions étaient inévitables pour la veuve du boucher ! Dans notre chambre mal aérée, mal éclairée, au plafond affreusement bas, il y a trop de maussades réalités pour son goût ! Un secret mécontentement l’oppresse ; elle gronde, elle se plaint ; la bonne humeur de celles d’entre nous qui travaillent gaiement, sans arrière-pensée, lui est insupportable. Dès la fin de la première semaine, le chapeau vainqueur, le jupon à froufrou, le costume destiné à briller dans un jeu de golf imaginaire disparurent au fond d’une malle ; il resta ce qui reste d’une bulle de savon réduite à l’état d’écume après avoir reflété le monde un instant sous ses plus belles couleurs. Elle était en retard dans son ouvrage et, ne gagnant que soixante sous par jour, résolut de nous quitter pour retourner chez les siens.

Mon autre camarade de chambre avait un type de Madone. Dans les classes supérieures de la société on l’eût appelée une malade. Ses mains tremblaient et elle soutirait toujours. Pendant deux ans, elle a été maîtresse d’école, après avoir passé les examens nécessaires, et elle ne peut expliquer pourquoi elle s’est dégoûtée de l’enseignement, sauf en disant que les enfans la rendaient nerveuse, qu’elle a voulu essayer du travail manuel. Son père est un fabricant de fromages, fort à son aise ; elle aurait pu vivre tranquille auprès de lui, mais elle a préféré l’indépendance. Quoique sa conformation physique indique une origine anglo-saxonne, elle n’est nullement sport. Ses habits ont une certaine coupe esthétique et à son énergie nerveuse se mêlent des aspirations sentimentales. C’est évidemment une idéaliste poussée par quelque émotion dominante, qui est tout le ressort de sa vie. Notre fatigue commune nous rapproche souvent après souper, devant le poêle, et l’entretien, devenant confidentiel, glisse toujours vers le sujet qui a marqué cette femme de mélancolie, comme tous ceux dont la nature est de refléter ainsi qu’un miroir magique des visions étrangères à la réalité. Suspendu à une chaîne qu’elle porte au cou est le portrait de son héros, un individu de trente ans, qui a échoué en tout. Je n’oserais interrompre par une question pratique l’histoire qu’elle me