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A peine l’on distingue, en un brouillard plus dense,
Etrangement confus, le groupe se mouvant
Avec lenteur, massif comme un bronze vivant,
Et dispersant la brume en sa lourde cadence.

Très vagues, confondus au clair-obscur, les bœufs
Semblent des animaux de mirage et de songe.
La nuit de plus en plus grandissante où l’œil plonge
Les vêt de son mystère et les fait monstrueux.

Mais, sous leur joug taillé dans le cœur d’un vieux rouvre,
Ils contemplent d’une âme impassible, certains
D’apparaître vermeils dans les futurs matins,
Le nocturne océan qui déferle et les couvre,


III. LES BŒUFS VENDUS


Les serviteurs vieillis qui, depuis tant d’années,
Avaient, sous l’âpre joug, fertilisé ses champs,
Malgré leurs nobles mœurs aux labeurs attachans,
Quitteront et la ferme et l’étable étonnées.

Les deux bœufs sont vendus, dont l’agreste douceur
Faisait parfois rêver aux antiques églogues,
Aux temps virgiliens où de lents dialogues
Eussent rythmé leur pas massif d’un chant berceur.

Ils ne reverront plus la grâce pastorale
Des vallons sinueux, des arbres coutumiers,
Ni la tour pittoresque où nichent les ramiers,
Ni le chaume d’où monte une blanche spirale.

L’appât brutal du gain leur a pris sans retour
Les paysages chers que mira leur œil tendre,
Les cloches dont en eux l’écho se fit entendre,
Tout ce qu’ils ont aimé d’inexprimable amour.