Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/856

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seul. Nous avons dit déjà la décadence d’Alpel, le hameau natal du poète ; elle n’est qu’un symbole du rapide effritement de toutes choses aux alentours. « Où est, écrit Rosegger[1], le peuple d’autrefois, au cœur fort et joyeux, et cette existence qui, des siècles durant, maintint si heureusement l’équilibre entre la nature primordiale et l’humaine civilisation ? Il n’est que temps de sauver pour la postérité le souvenir de ce joyau qui va disparaître, et de fixer en faveur de nos descendans l’aspect de la vie la plus heureuse qui fut jamais. Pourtant, que les générations futures ne s’illusionnent pas devant ce tableau, et ne discernent pas au loin dans le passé un bouton de rose sauvage, là où en réalité une goutte sanglante de souffrance humaine est demeurée suspendue au buisson d’épines. Car ces idylles de montagne et de forêt se lisent plus doucement qu’elles ne se vécurent, et la vieille vie populaire fut riche en tragédies de toutes sortes, mais plus riche encore en beauté, en héroïsme, en réconciliation. Il a été donné à l’auteur de ces pages de la vivre un demi-âge d’homme, et le mal du pays ne la jamais quitté depuis qu’il respire dans un autre entourage. » Non, le mal du pays ne l’a jamais quitté, et nous allons nous en apercevoir par ses efforts pour reconstruire à tout prix dans la réalité le château aérien de ses souvenirs d’enfance.

Outre les progrès de la presse et des voies ferrées, trois facteurs principaux semblent avoir concouru, à son avis, pour amener cette soudaine démoralisation, et cet appauvrissement foudroyant de la culture paysanne. Tout d’abord l’extension de la grande propriété, stimulée par les goûts de chasse chez les millionnaires de la finance ou de l’aristocratie. C’est là le sujet de mainte nouvelle en son œuvre[2] : c’est le thème des premiers chapitres de Haidepeter’s Gabriel, où il montre un paysan ruiné par les ravages du gibier, et, de plus, persécuté pour délit de chasse, parce que, s’estimant en état de légitime défense, il tue les cerfs qui mangent ses légumes. Enfin, nous l’avons dit, tout le roman de Jacob le Dernier fut construit sur cette donnée : un vieux paysan, demeuré fidèle à la terre est ruiné d’abord et tué enfin par l’extension du domaine forestier d’un châtelain.

Un second assaut pour les vieilles coutumes, ce fut l’invasion des touristes et des hôtes d’été dans les montagnes, jadis vierges

  1. Idylles d’un monde qui s’en va. Préface.
  2. Par exemple, Sonderlinge, « la Tête de pierre. »