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de tout contact avec la civilisation. Ces citadins apportent avec eux leurs vices effrontés, leurs exigences de confortable ; ils font naître autour d’eux les tentations de vol et de tromperie, et ils embourgeoisent en un clin d’œil les descendans des rudes colons de jadis. Enfin, troisième ennemi du passé, l’industrie moderne vient dresser ses hauts fourneaux et ses cheminées d’usines dans les vallées silencieuses, jetant au prolétariat, par la tentation du salaire fixe, les anciens cultivateurs propriétaires. Et ces deux dernières plaies sont exposées à vif dans la Lumière éternelle.

Tout se transforme sous ces influences délétères, les sentimens religieux, les relations de famille, les rapports entre maîtres et serviteurs, jadis si chrétiennement égalitaires qu’ils formaient le fondement solide de cette hiérarchie patriarcale. Aujourd’hui, le fils de riches paysans ruinés, contraint de se faire valet de ferme, exhale sa plainte en ces termes : « Qui n’a jamais été son maître ne saura jamais combien cela est dur de ne plus l’être. Je ne crains pas le rude travail, car on s’y habitue vite. Mais être ballotté çà et là, selon le caprice de brutaux et stupides individus, à cette vie on ne se fait jamais. Pas un moment libre : nourriture et logement dignes d’un chien… Mon patron, ayant appris que j’avais étudié l’agriculture, s’est moqué de moi et, par dépit de ce que je susse quelque chose mieux que lui, m’a traité de façon si grossière et si dégradante que j’ai commencé de me mépriser moi-même[1]… » Combien nous voilà loin de la tranquille et même joyeuse égalité d’humeur des valets de Lorenz Rosegger !

À cette décadence de tout ce qu’il a chéri, le cœur de Pierre Rosegger ne s’est pas résigné ; il a conçu, lui aussi, après un Richard Wagner ou un Frédéric Nietzsche, son plan de régénération, et son rêve d’une humanité meilleure. C’est par le retour à la nature, par la saine influence de la vie des champs que les générations futures devront retrouver le calme et le bonheur : « Les citadins retournent encore à la ville quand les feuilles jaunissent, mais un temps viendra où ils achèteront des biens paysans pour les cultiver en paysans, tandis que les agriculteurs plus expérimentés s’en iront conquérir de nouvelles terres arables sur la lande inculte. Ces hommes de l’avenir renonceront à

  1. Der Schelm ans den Alpen, « Edi » et Nessel.