prisonniers du Spielberg gardaient du moins leur liberté intérieure : tandis que c’est précisément celle-là (sans compter l’autre, d’ailleurs) que, pendant dix-huit ans, avec une ténacité effrayante, les gardiens du petit prince se sont ingéniés à lui refuser. Et si les prisonniers du Spielberg résistaient à l’oppression de leurs geôliers, combien la résistance du prisonnier de Schœnbrunn fut plus vive encore, plus acharnée, et plus douloureuse ! Au début de chaque leçon, l’enfant se disait à lui-même : « Allons, aujourd’hui je vais être bien docile et bien sage ! » Mais, quelques minutes après, il détournait la tête et se mettait à pleurer. Parfois, au milieu d’une leçon, il saisissait une règle, et tout à coup, la lançait à la tête de son professeur. Infiniment curieux et avide d’apprendre, il lisait en cachette, s’instruisait seul : mais, ce que ses maîtres lui enseignaient, il s’efforçait de ne pas l’écouter. Il faisait les choses les plus pénibles et les plus dangereuses, simplement parce qu’il se rappelait qu’on les lui avait défendues. Et toujours, en dépit des remontrances et des punitions, toujours il continuait de penser à son père. Lorsque Dietrichstein causait avec les domestiques, ou avec des étrangers, l’enfant se glissait derrière une porte, se cachait sous un meuble, et écoutait, espérant qu’il allait entendre parler de Napoléon. Au mois de janvier 1818, pendant une des leçons de Collin, il interrompit tout à coup le professeur pour lui demander : « Dites-moi, s’il vous plaît, dites-moi vraiment pourquoi on m’a appelé le roi de Rome ? — Cela se passait encore au temps où votre père avait un grand royaume. — Est-ce que Rome a appartenu à mon père ? — Non, Rome appartenait au pape. — Et où est à présent celui-ci ? — Le pape ! Toujours à Rome. — Et mon père, il est aux Indes, je crois ? — Mais non, pas du tout ! — Est-ce qu’il est en Amérique ? — Pourquoi serait-il en Amérique ? — Mais, enfin, où est-il, vraiment ? — Je ne puis pas vous le dire ! — Les dames (les gouvernantes françaises, qui avaient quitté Schœnbrunn depuis deux ans) ont dit un jour qu’il avait été en Angleterre, et qu’on l’en avait chassé. — C’est là une erreur ! Vous savez bien, mon prince, combien souvent il vous arrive de mal comprendre ce que vous entendez dire ! — Oui, c’est vrai, excusez-moi ! — Je puis vous assurer que monsieur votre père n’a jamais été en Angleterre. — J’ai entendu dire aussi qu’il était dans la misère ! — Comment, dans la misère ? — Oui. — Comment cela serait-il possible, ou même vraisemblable ? » À ces mots, le visage de l’enfant s’illumina de bonheur. « C’est vrai, dit-il, c’est bien ce que je pensais aussi ! » Et il passa aussitôt à un autre sujet. Qu’on imagine ce genre d’entretiens se renouvelant tous les jours, pendant dix-huit ans, et sans cesse
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