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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/179

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Ouvré ne s’est pas laissé envahir par l’Odyssée et il a tenu ferme dans les retranchemens d’où il l’admirait de loin. Pour moi, c’est trop de distances maintenues. En vérité on peut se hasarder, se laisser aller jusqu’à dire que l’Odyssée est belle. Elle est grande, comme tout le monde hellénique, et le dépasse. Elle peint les mœurs et les coutumes des peuples les plus différens. Elle mêle délicieusement des histoires de Dieux, de monstres, de déesses, d’hommes avisés, d’hommes stupides et de femmes charmantes. Horace y voyait l’humanité tout entière et y trouvait plus de philosophie que dans toutes les philosophies. Il n’exagérait pas beaucoup. En tous cas, c’est la vraie épopée grecque. C’est l’épopée des marins, du flot qui chante, qui mugit, qui sourit, qui berce et qui dévore. Et c’est l’épopée de ces choses aussi qu’on se raconte par les nuits claires sur le tillac du vaisseau creux : génies malfaisans, trompeuses déesses de la mer aux chants séduisans, colosses guettant derrière les rochers, enchanteresses des îles fleuries, et là-bas, sous un pays gris, la plaine souterraine au tapis d’asphodèles, où errent les ombres blêmes de ceux qui furent des hommes. Et c’est l’épopée de la patrie, toujours quittée par goût d’aventures de gain ou de trafic, toujours regrettée, toujours cherchée, et fuyant toujours, et toujours aimée. C’est le poème du rocher d’Ithaque et de la fumée qui s’élève du toit paternel. Le centre, l’unité de ce poème « discontinu, » c’est ce mince filet de fumée bleue, autour duquel on tourne indéfiniment et où vont toujours, infatigablement, à travers mésaventures et bonnes fortunes, toutes les pensées, tous les souvenirs, tous les espoirs et tous les élans profonds du cœur. C’est le poème du marin, dans la tempête, songeant


Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil.


C’est l’Anabase sur les flots ; et certes, c’est une des plus grandes œuvres de l’humanité qu’un poème vaste, complexe, varié et pittoresque, qui est expressif de l’âme même de tout un peuple.

Cela est un peu plus que joli ; mais M. Ouvré subit un peu l’influence d’une théorie et se laisse hanter par l’idée que l’Odyssée, parce qu’elle est très différente de l’Iliade, doit être un commencement de décadence du genre. Il se peut ; mais j’oserai dire que je suis peu sensible aux exigences de la théorie et que je la prierai de s’écarter un peu pour me laisser voir.