lui tombe des yeux ; l’illustre professeur n’est qu’un hideux égoïste. Par une déduction très naturelle, Vania prend soudain une opinion méprisante du génie qu’il révérait : Sérébriakof n’a jamais écrit que des sottises, ce cuistre jetait de la poudre aux yeux des nigauds. Le philosophe campagnard se revanche avec d’âpres tirades contre les « intellectuels. » Voici enfin un revirement de cœur bien amené, bien expliqué, partant un effet dramatique de bon aloi. L’élégante Mme Sérébriakof, dégrisée pour d’autres motifs, confesse à Sonia qu’elle souhaiterait un mari plus jeune. Elle se juge d’ailleurs avec clairvoyance : « Je suis ennuyeuse, je ne suis qu’un personnage épisodique… » Hélène exprime là le sentiment qu’ont d’eux-mêmes la plupart des personnages produits dans ces comédies ; et, entre nous, ils pensent très juste. La jolie femme n’en a pas moins tourné la tête du docteur. — « Vous et voire mari, dit le médecin, vous nous avez troublés, votre présence a suspendu nos travaux… la contagion de votre oisiveté nous avait tous empoisonnés. » Le couple malencontreux s’éloigne, chacun reprend sa tâche accoutumée ; le docteur retourne à ses malades, l’oncle Vania et sa nièce rouvrent leurs livres de comptes ; ils continueront d’envoyer les revenus au professeur, le pli est pris, on s’est réconcilié dans les effusions du départ ; mais toute la petite société respire comme après le passage d’un ouragan. La paix est revenue, si j’entends bien le symbole, parce qu’on est débarrassé de ces deux perturbatrices, l’intelligence et la beauté.
Le public russe, me dit-on, a fait aux Trois Sœurs un accueil enthousiaste. Inclinons-nous devant l’insondable. Ces dames, dont l’une est mal mariée à un instituteur imbécile et les autres en quête de maris, vivent avec leur frère Prozorof, un Hamlet départemental, dans la banlieue d’une ville dont ce Prozorof dépeint comme suit les agrémens :
Pourquoi, dès que nous avons un peu vécu, devenons-nous ennuyeux, gris, paresseux, indifférens, inutiles, malheureux ?… Notre ville existe depuis deux cents ans, elle compte cent mille habitans, et il n’y en a pas un qui ne soit semblable aux autres ! Pas un héros, ni dans le passé ni dans le présent, pas un savant, pas un artiste, pas un homme remarquable par quoi que ce soit, et qui exciterait l’envie ou le désir passionné de l’imiter… Ils mangent, ils boivent, ils dorment, puis ils meurent… D’autres naissent, qui à leur tour mangent, boivent, dorment ; et, pour ne pas s’abrutir d’ennui, ils se divertissent avec d’ignobles commérages, de l’eau-de-vie, des cartes, des chicanes, des femmes qui trompent leurs maris…