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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/217

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J’abrège le morceau : et ce n’est là qu’un couplet détaché d’une interminable complainte. On comprend que la sœur de Prozorof s’écrie : « Vivre dans un pareil climat, toujours voir tomber la neige, et entendre par surcroît ces conversations ! » — Un régiment vient prendre garnison dans la somnolente cité ; il y apporte un peu de vie. Entre les officiers et les trois sœurs, des intrigues sentimentales s’ébauchent : le détail en serait fastidieux pour nos lecteurs ; on dirait que ces personnes dégoûtées de tout baillent leurs froides amours, dans l’intervalle des discussions psychologiques, l’arrivé à la catastrophe : c’est tout uniment le départ de la troupe. Les fantassins s’en vont, musique en tête, les officiers prennent congé des trois sœurs sur ces mots consolans : « Dans dix ans, quinze ans, c’est à peine si nous nous reconnaîtrons… Nous nous saluerons froidement… » La ville retombe dans sa torpeur. Les Prozorof, frère et sœurs, philosophent sur la vanité des choses.

Chez nous, un pareil sujet friserait dangereusement le vaudeville : je redouterais un succès de fou rire pour les trois sœurs éplorées qui voient filer leurs militaires. Les héroïnes de M. Tchekhof et leurs auditeurs s’élèvent vers de plus hautes pensées. — « Ils partent, nous restons seules, s’écrie l’aînée des sœurs, nous allons recommencer notre vie… Il faut vivre, il faut vivre ! » — « Il faut travailler, reprend la seconde, il n’y a que le travail ! » Et la troisième, Olga, conclut dans un accès de lyrisme, en embrassant les deux autres, tandis que s’éloigne et décroît le son des trombones :


La musique joue si gaiment, si vaillamment, on a envie de vivre ! O mon Dieu ! Un temps viendra où nous nous en irons pour toujours, et l’on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, tout ce qui a été de nous ; mais nos souffrances se changeront en joie pour ceux qui vivront après nous, le bonheur et la paix descendront sur la terre, on commémorera avec de bonnes paroles, on bénira ceux qui vivent présentement. O mes chères sœurs, notre vie n’est pas encore finie ! Nous vivrons ! La musique joue si joyeusement ! Encore un peu, je le sens, et nous saurons, nous saurons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons… Ah ! si l’on pouvait savoir, si l’on pouvait savoir !


Rideau, sur ce cri ibsénien.

Rapprochez la dernière scène de l’Oncle Vania, où Sonia s’abandonne à des effusions sur le même thème : « Nous reposerons ! nous reposerons ! » Et, dans la même pièce, les vaticinations du docteur, qui est optimiste à plus longue échéance :