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Que parles-tu d’une nouvelle vie ? Notre condition, la tienne et la mienne, est désespérée… Ceux qui vivront dans cent ou deux cents ans, et qui nous mépriseront d’avoir si sottement gaspillé notre insipide vie, ceux-là trouveront peut-être le moyen d’être heureux ; mais nous… Nous ne pouvons nous flatter, toi et moi, que d’une seule espérance ; de l’espoir qu’un jour, dans les tombeaux où nous reposerons, des visions nous visiteront, et ce seront peut-être des visions agréables…


Je pourrais citer d’autres épanchemens où cette idée est ressassée par différens personnages. Elle résume la philosophie embryonnaire qui se dégage du théâtre d’Anton Tchekhof : un découragement absolu quant au présent, corrigé par un vague millénarisme, par une foi tremblotante au progrès indéfini. « Nous frayons la voie à ceux qui viendront après nous : mais auront-ils pour nous une bonne parole de souvenir, nourrice ? » — Peut-être, disent les hommes ; oui, sûrement, affirment les femmes. Mais comment faut-il vivre pour faire un meilleur lit à nos arrière-neveux ? Peu importe, nos souffrances le préparent. Cependant, est-il dit ailleurs, il faut travailler. « Messieurs, s’écrie en partant le professeur Sérébriakof, écoutez le dernier conseil d’un vieillard : il faut faire son affaire, il faut faire son affaire ! » — Travaillons, c’est la conclusion de l’Oncle Vania, et cet oncle avait peut-être lu Candide. Mais le jardin russe est si vaste qu’on ne sait par où commencer à le cultiver. L’oncle Vania, et tant d’autres, se plaignent sans cesse de ne savoir que faire, parce qu’ils veulent trop faire, trop embrasser. Au fond, ces réalistes sont rongés par un furieux idéalisme ; leur rêve trop pressé, trop ambitieux, paralyse leur volonté dans leur pays trop lent, trop immense ; ils se découragent faute de patience et de méthode. Et c’est pourquoi les fainéans de M. Tchekhof, à l’exemple de leurs aînés, achèvent leurs confessions par l’interrogation suppliante que nous rapportent toujours les échos russes : que faut-il faire ? Chto diélat ?

Si les Russes accusaient un étranger d’incompréhension ou de sévérité outrée, je les renverrais à leurs propres critiques. Un d’entre eux écrivait naguère :


Les héros de Tolstoï se pensent encore : ceux de Tchekhof se sont pensés. Dans l’âme des tolstoïens, un travail se continue ; dans l’âme des tchékhoviens, il n’y a plus que le vide. La vie est vide, difforme, ennuyeuse. L’homme est un loup pour l’homme… Tout ce qui leur arrive est fait de bribes accidentelles, éphémères, dépourvues de sens… Chez les tchékhoviens, le