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poignet ; les hommes qui ont assassiné Du Gast assassinent sous nos yeux Saint-Mégrin ; Monaldeschi, frappé à mort, implore le coup de grâce. — Ajoutez les déclamations contre la société, soit que les habitués de tavernes disent leurs quatre vérités aux reines et aux grandes dames, ou soit que Kean interpelle le prince de Galles. — Ces raisons font que beaucoup de gens tiennent le mélodrame pour un genre inférieur. C’était l’avis de Dumas. « La littérature que je fais, disait-il sans barguigner, est mieux jouée sur le boulevard qu’au Théâtre-Français. »

La voie était ouverte, les romantiques s’y jetèrent éperdument. Les pièces en vers de Hugo se rachètent en partie par la forme et reçoivent en effet de la magnificence des vers toute leur valeur littéraire, Hugo ayant bien vu que, si le drame romantique venait à se passer de la versification, il ne se distinguerait plus par aucun signe des pièces du boulevard. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo sont tout à fait du même ordre que les pièces de Dumas, sans avoir ni leur mouvement dramatique, ni cette espèce de bonhomie dans l’horreur qui fait que, faute de frissonner aux inventions du dramaturge, on y peut rire. Mais au fond de tout drame romantique, sans en excepter Hernani ou même Chatterton, il y a un mélodrame : cela explique à la fois le peu de valeur du genre et son peu de durée : il y avait quelque chose de paradoxal à essayer de traiter avec les procédés de la littérature un genre qui s’en passe si avantageusement !

Antony est, dans l’histoire de notre théâtre, une autre date qui n’a guère moins d’importance. Le héros byronien avait déjà fait son apparition sur notre scène : on n’y manquait ni de bâtards sublimes ni d’insupportables fanfarons ; ni le meurtre ni l’amour coupable n’y étaient des nouveautés. Toutefois ce qui était nouveau ici c’était d’encadrer ces vilenies et ces horreurs dans le décor moderne et c’était de nous montrer cet énergumène en costume bourgeois. Le « genre forcené » allait s’imposer. Le crime passionnel avec ses sophismes, avec sa trouble rhétorique et son louche attrait prenait possession de notre scène. L’enthousiasme fut grand. Une foule en délire arracha les pans de l’habit de drap vert que portait l’auteur, et s’en partagea les morceaux, en guise de reliques. De même c’est sur le patron d’Antony et dans la même étoile qu’ont été taillées des centaines de pièces. Les admirateurs de Dumas lui font gloire d’avoir ce soir-là fondé le drame moderne. Il n’y a pas de quoi être fier. On ne dira jamais assez de quel poids le succès d’Antony a pesé sur le drame de passion au XIXe siècle, sur la comédie de mœurs et notamment sur le théâtre de Dumas fils.