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souffrir que les protestans suisses et grisons se rendent maîtres du pays pour opprimer notre religion et les catholiques. Mais il ne voudrait pas non plus que les Espagnols se saisissent des passages et de ce qui appartient à ses alliés. » C’est bien faible… En un mot, à Paris, on gagne du temps, en attendant que Luynes se décide.

Il faut se représenter maintenant la situation de Luynes et l’importance de la décision qu’il va prendre. Il est à Brissac, au lendemain de la bataille des Ponts-de-Cé. Le Roi est à la tête d’une armée forte et disciplinée. Les uns lui conseillent de s’enfoncer dans le Midi et de marcher sur les protestans français. Les autres sont d’avis qu’il se retourne vers la frontière de l’Est et qu’il menace la Valteline.

Le grand problème qui se débat au dehors, en Bohême et sur les Alpes, il est posé devant lui, au cœur de la France : ce sont les mêmes principes qui sont en lutte ; ce sont les mêmes camps qui sont en présence ; ce sont presque les mêmes troupes qui combattent. Bouillon, installé sur la frontière, à cheval sur les deux pays, mentor du Palatin et général-généralissime des protestans français, surveille le combat engagé sur les deux ailes.

Une fois encore, Luynes a le sort de l’Europe entre les mains. S’il entame la lutte contre les protestans de France, il se dérobe à l’appel de nos alliés d’Allemagne ; il retient en France une partie des forces qui se porteraient à la défense du Palatin ; il accorde à la Maison d’Autriche l’appui moral de la politique française ; il décourage la Hollande, l’Angleterre, tout ce qui serait tenté de venir au secours des protestans d’Allemagne, et, surtout, il laisse sans vengeance l’affront fait à la France, par l’audace milanaise, en Valteline.

S’il suspend seulement sa marche, et s’il fait mine de revenir vers la frontière des Alpes, tout change, tout s’incline, sur ce seul mouvement. L’Espagne n’est pas prête ; elle n’insistera pas. L’Autriche, inquiète, hésitera à s’engager vers ses possessions orientales de Bohême et de Hongrie. Toutes les puissances indépendantes reprendront une vigueur soudaine, comme si le soleil réapparaissait sur les nuages.

Luynes hésite. Se rend-il compte de la grandeur du duel engagé ? Non. Son esprit léger, sa préparation superficielle n’ont pas de ces préoccupations, ni de ces tourmens. Mesure-t-il de l’œil les deux camps ? Voit-il le heurt magistral du Nord et du