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jusqu’à ce qu’elle trouve un moment favorable pour secouer le joug ; mais la distinction entre le pays soumis et le pays insoumis n’en subsiste pas moins et elle explique toute la politique des « empereurs » du Maroc. Leur tactique se résume en un mot, qui sera toujours le programme des maîtres, quels qu’ils soient, du Maghreb : augmenter autant que possible l’étendue du bled-el-maghzen aux dépens du bled-es-siba, substituer partout l’autorité du caïd à celle de la djemaâ. En d’autres termes, les souverains du Maroc ont cherché à accroître la part facilement exploitable de leurs domaines. Une exploitation, c’est bien en effet le mot qui caractérise le gouvernement des sultans : ils administrent leurs États comme un domaine, dont les caïds seraient les fermiers, mais des fermiers dont la redevance ne serait pas fixée ; dépouillés et ruinés quand ils viennent à la cour, les caïds, à leur tour, sont sans pitié pour leurs administrés ; leurs exactions sont telles que, dans les plaines qui entourent Marrakech, les paysans découragés ne cultivent plus que les grains et les légumes strictement nécessaires à leur entretien. A quoi bon épargner pour les agens du caïd ou pour les soldats du Maghzen ?

Quant au bled-es-siba, le sultan en parcourt tantôt une partie et tantôt une autre ou y envoie son armée ; les troupes vivent sur le pays, tant qu’elles y trouvent leur subsistance ; elles mangent et ravagent tout, et elles se retirent enfin, chargées de tout le butin quelles ont pu ramasser et des têtes rebelles qu’elles ont pu moissonner, emmenant les bestiaux et traînant de lamentables files de prisonniers, enchaînés, dix par dix, à une énorme chaîne de fer qui use leurs jambes et scie leurs clavicules. Le butin ira grossir le trésor du sultan ; les têtes, salées par les soins des juifs, se dessécheront sur les crocs qui ornent les portes des palais impériaux et des kasbahs des grandes villes ; quant aux captifs, entassés dans d’épouvantables prisons, dont les cachots chinois peuvent seuls égaler l’horreur, ils périront lentement de fièvre, de misère et de faim, tandis que, pour leur procurer quelque nourriture, leurs femmes iront rôder autour des camps et offrir leur corps à tout venant.

Sur cet agrégat anarchique de tribus, sur cette société théocratique et féodale, ce sont les diplomates européens, les nôtres surtout, qui ont dessiné la trompeuse façade d’un État centralisé et d’un pays unifié. Une tribu des frontières, une troupe de