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Ainsi, pour toutes les puissances, la France et l’Espagne exceptées, la « question marocaine, » dès qu’on l’isole du problème du détroit qui peut et doit en être séparé, se résout en une question de commerce et de « porte ouverte. »


V

Entre le « Pays du couchant » et la péninsule ibérique, la nature a créé des affinités. Les montagnes du Rif et la Sierra Nevada sont nées d’un même plissement qui, infléchi en demi-cercle et presque tordu par la résistance des massifs plus anciens, s’est brisé à la charnière, séparant par une profonde fissure les deux colonnes d’Hercule. Le détroit de Gibraltar n’est pas une frontière géographique ; c’est le même climat, la même végétation, les mêmes paysages que l’on retrouve sur ses deux rives et, durant sept siècles, loin d’isoler, comme aujourd’hui, deux civilisations, deux mondes violemment disparates, elles ont obéi aux mêmes maîtres et accepté la même foi. Longtemps, avant de porter vers les cieux la croix victorieuse, la Giralda de Séville, sœur jumelle de Kétibia de Marrakech, a proclamé comme elle qu’il n’y a qu’un seul Dieu dont Mahomet est le prophète et elle atteste encore la puissance et la splendeur des Almoravides. La croisade espagnole, continuée, longtemps encore après que Boabdil eut pleuré sur les ruines de Grenade, jusqu’à ce que le dernier Maure eut disparu des Alpujarras, a définitivement chassé l’Islam du sol ibérique ; mais, d’un côté du détroit comme de l’autre, le souvenir des grandes luttes héroïques est resté vivant ; c’est l’épopée nationale de l’Espagne ; et quant aux Maures et aux Berbères eux-mêmes, l’un des rares souvenirs qu’ils aient gardé de leur histoire jadis si brillante, c’est la douceur de vivre dans les plaines fertiles que fécondent les eaux de l’Oued-el-Kébir, c’est le regret des palais de Grenade et de ses sources jaillissantes, et c’est aussi une aversion instinctive contre leurs vainqueurs, ces chrétiens, si longtemps leurs sujets, qui ont fini par les expulser impitoyablement. La haine, de part et d’autre, a survécu aux causes qui l’avaient provoquée ; elle continue sourdement une lutte de sept siècles. L’horreur du moro est innée parmi le peuple espagnol, et quant aux Marocains, ils éprouvent en face de l’Espagnol un sentiment de répulsion très différent de la défiance hostile qu’ils témoignent