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fraternel et de miséricorde : tels sont, en substance, les deux livres, et le titre de l’un conviendrait également à l’autre.

Dès les premières pages de Résurrection, le rapprochement s’impose. On ne suit pas Nekludov aux assises où une malheureuse fille va être condamnée par sa faute, sans se rappeler l’entrée de Valjean dans la salle d’audience où un pauvre vieil homme va être condamné à sa place ; on n’assiste pas à la lutte qui se livre alors dans l’âme de Nekludov sans se rappeler les angoisses de Valjean et le fameux chapitre de la « tempête sous un crâne. » Malgré soi, en écoutant le substitut de Moscou qui requiert si étourdiment et en phrases si pompeuses contre l’innocente Katucha, on le compare à l’avocat général d’Arras qui foudroyait de son éloquence le bonhomme Champmathieu ; et, malgré soi, on compare les deux accusés, leurs effaremens, leurs naïves réponses, leur impuissance à se justifier de crimes qu’ils n’ont pas commis. Sans doute, le héros de Tolstoï, le prince Nekludov, riche, élégant, considéré, ne ressemble guère au héros de Victor Hugo, au galérien Jean Valjean, encore que leur histoire à tous deux soit celle de leur retour au bien, de leur « résurrection, » et qu’ils s’emploient dès lors avec une égale ardeur à secourir les infortunés. Mais, auprès de Nekludov, il y a Katucha, qui est même en réalité le personnage principal du roman, qui « ressuscite » elle aussi ; et le lecteur n’est pas long à s’apercevoir que Katucha est sœur de Valjean en même temps que de Fantine. Comme Fantine, elle a été la dupe d’un séducteur qui l’a presque aussitôt abandonnée et jetée au ruisseau. Comme Valjean, et sans plus de raisons que lui, elle a été envoyée au bagne, et, en dépit de son ignominie, en dépit de ses amères rancœurs, il lui suffit comme à Valjean de rencontrer un peu de tendre pitié pour que sa conscience se réveille, pour que son cœur se rouvre, pour qu’elle redevienne capable du plus noble sacrifice.

Le rapport est de toute évidence ; mais pourquoi s’en étonner ? Résurrection n’est pas le premier roman de Tolstoï qui ait un air de parenté avec celui de Hugo. Ce n’est pas sans motif que, dans Qu’est-ce que l’Art ? — après avoir dit que la valeur esthétique d’une œuvre est inséparable de sa valeur religieuse, mais que, d’ailleurs, le sentiment religieux se modifie d’âge en âge et qu’il réside aujourd’hui tout entier dans la conscience que les hommes ont de leur fraternité, — Tolstoï a cité les Misérables comme