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l’œuvre d’art la plus belle du XIXe siècle et comme la plus conforme à son propre idéal.


I

Commencés en 1846, les Misérables n’ont été terminés et publiés qu’au printemps de 1862. Dans l’intervalle, le sort de la France et le sort du poète avaient bien changé de face. La monarchie de Louis-Philippe avait fait place à la République, et la République à l’Empire ; quant à Hugo, le pair de France de 1845, le député de 1848, était devenu le proscrit du Deux-Décembre. Il avait dû s’exiler à Bruxelles, puis à Jersey jusqu’en 1855, enfin à Guernesey ; et il avait écrit l’Histoire d’un crime, Napoléon le Petit, les Châtiment… Les Misérables sont d’un autre style. Quoiqu’en grande partie rédigés dans les mêmes circonstances, après le coup d’Etat, sur la terre d’exil, ils sont très loin d’être une œuvre de passion politique, de colère et de haine. Ils sortent de la même inspiration que Melancholia et les Pauvres Gens, publiés peu d’années auparavant ; inspiration que je ne saurais mieux définir qu’en empruntant à M. de Vogué un mot dont il s’est servi dans ses belles études sur le roman russe, et en la nommant « la pitié sociale. »


Tant qu’il existera, dit la préface des Misérables, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale, créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée, qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.


Qu’est-ce donc que cette pitié qui pleure sur Valjean, Fantine et Cosette, qui se tourne et se penche vers l’humanité des faubourgs, de l’usine et du cabaret, de l’hospice et du pénitencier, vers « l’ignorance et la misère, » vers les damnés de la cité moderne, et qui semble se réserver pour eux tout entière, et qui n’est jamais lasse d’intervenir en leur faveur, jamais lasse de nous rappeler nos devoirs envers eux ? Est-ce l’esprit démocratique ? Oh ! je sais bien qu’il a produit de grandes choses ; je sais