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Je ne prétends pas que la même inspiration ne se retrouve chez aucun de nos prosateurs ou de nos poètes. Elle est dans un ou deux épisodes de Jocelyn ; sans parler des travaux historiques de Michelet, elle anime son petit livre du Peuple ; et, si elle n’a mené George Sand qu’à produire le Compagnon du tour de France ou le Meunier d’Angibaud, où l’intention généreuse avorte et se perd en un stérile exposé de doctrine ! , elle a de nos jours grandi le talent de M. Pierre Loti jusqu’à faire de lui l’auteur de Mon frère Yves et de Pêcheur d’Islande. Est-ce là tout ? J’en ai peur. Fils de Chateaubriand, les romantiques étaient trop ivres de couleur et surtout trop occupés de leur moi, trop occupés à retrouver en eux et à décrire le tourment distingué de René, pour abaisser volontiers leurs yeux sur le peuple de la rue, sur la plèbe. Les réalistes et les naturalistes se sont rapprochés d’elle, mais sans respect, sans amour ; ils ont fouillé curieusement ses haillons, ses plaies, ses hontes, et plus d’une fois, en croyant la peindre, ils l’ont diffamée. Tant il est vrai que l’écrivain représente chez nous la dernière aristocratie qui subsiste, et la plus hautaine, la plus irréconciliable, celle de l’esprit ; tant il est vrai que, s’il était difficile à un gentilhomme de fraterniser avec un manant, il n’est guère plus facile à nos mandarins de lettres d’entrer en communion d’âme avec les illettrés.

Où donc chercherons-nous l’équivalent des Misérables ? Chez les romanciers de langue anglaise ? A la rigueur, nous le pourrions. Ils ont ressenti et traduit des émotions analogues à celles qui ont débordé ; du cœur de Hugo, et à peu près dans le même temps. Le livre de Mme Beccher-Stowe, qui a fait une si grande fortune et si heureusement contribué, en Amérique, à l’abolition de l’esclavage, la Case de l’oncle Tom, a paru en 1842. Adam Bede et Silas Marner, de George Eliot, datent, le premier de 1858, le second de 1861. Parmi les romans de Dickens, il n’en est guère où ne soit tendrement plaidée la cause des humbles : tel, entre autres, celui qu’il a publié en 1854, Temps difficiles, où parait le vieil ouvrier Stephen. C’est une page exquise que celle où Stephen, à qui la vie a été si dure, meurt en pardonnant aux hommes et en les invitant à s’entr’aider. Mais, parvenu à la fin du volume, le lecteur est un peu déconcerté d’y rencontrer un dénouement de petite moralité douceâtre, qui est la punition de tous les coupables et la réparation de toutes les erreurs ; et il lui semble, en revenant sur sa lecture, que l’impression en est