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C’est là ce que nous dit M. Leroy-Beaulieu ; mais c’est ce que nous avait dit déjà, ce que ne nous a point du tout caché Tolstoï. Il est si convaincu de la nécessité d’éclairer et de moraliser les moujiks qu’il a composé pour eux d’abord un alphabet, puis toute une série de beaux livres. Non pas des livres de vulgarisation scientifique, non pas des manuels civiques ou des variations sur les Droits de l’homme ! Il ne se soucie guère, ou plutôt il serait bien fâché de les initier aux idées nouvelles, aux progrès de cette civilisation qu’il croit corruptrice et qu’il déteste. Il souhaite seulement de leur enseigner à tous ce qu’il a lui-même appris des meilleurs d’entre eux, une morale élémentaire et parfaite qui n’est autre chose, en somme, que celle de l’Evangile réduite à ses principes essentiels. De là le drame de la Puissance des ténèbres, et la petite comédie féerique du Premier distillateur, et les Contes, et Polikouchka.

Tolstoï a-t-il atteint le but qu’il visait ? A-t-il été entendu de ceux à qui il s’adressait ? J’en doute, et lui-même n’en paraît pas bien sûr. Il a conté, avec la plus charmante bonhomie, la déception que la Puissance des ténèbres lui avait fait éprouver. Tout le monde connaît le sujet de cette pièce qui a été naguère un des grands succès du Théâtre-Libre : Nikita a tué et volé, un premier crime l’a conduit à d’autres crimes, et bientôt, en proie à la terreur, aux remords, il s’agenouille au milieu de la foule en criant : Je suis coupable ! Tostoï s’était proposé d’inspirer aux moujiks l’horreur de la débauche et de l’ivrognerie, du vol et du meurtre, et de leur faire comprendre la beauté du repentir et de l’expiation. Or, un jour qu’il avait rassemblé quelques villageois du voisinage et qu’il leur lisait sa pièce, un d’eux lui fit observer, à la fin de sa lecture, que Nikita était bien sot de se dénoncer juste à l’instant où il avait détourné tous les soupçons et où il pouvait recueillir le bénéfice de ses crimes. Voilà comment le naïf et rude auditoire avait compris la leçon du moraliste !

Mais, que Tolstoï l’ait voulu ou non, il a d’autres auditeurs, d’autres lecteurs que ceux-là. Ces œuvres écrites pour le peuple, nous les lisons, nous aussi, et elles nous apprennent à aimer ceux pour qui elles ont été écrites. Elles nous font pénétrer dans l’isba, perdue au milieu de la steppe, au bord du fleuve, à l’orée des grands bois, dans la maison de planches qu’emplit aux trois quarts le poêle en maçonnerie et où brillent contre le mur les