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saintes images, les icônes de bois colorié. Là vivent des fermiers, des bûcherons, des artisans, et ils parlent une langue étrange, à la fois naïve et imagée, grossière et savoureuse, où les mots et les injures se mêlent à de brèves sentences d’une grandeur toute biblique. Ce qu’ils sont ? Ils sont les fils ou les petits-fils des serfs, de ceux qui, jusqu’en 1861, ont été là-bas la gent taillable, corvéable et fouettable à merci, de ceux que le vocabulaire russe appelait de temps immémorial « la classe noire » ou, j’en demande pardon aux délicats, « la classe puante. » Ah ! dans la Puissance des ténèbres tout au moins, leur grand ami Tolstoï ne les a pas flattés ! Quelle obscurité dans leur cerveau ! Quelle fourberie ou quelle brutalité dans leurs actes ! Les uns, comme Nikita, sont des débauchés et des ivrognes capables de tuer ; les autres, le vieux Mitritch, le vieil Akini, ont toute la mine d’être des idiots. Et cependant ce vieux Mitritch, qui a bu autrefois tout son petit bien, ce vieux Mitritch, si las, si abruti, qui n’aspire qu’à se coucher sur le poêle et à y ronfler à l’aise, il sait à l’occasion compatir à la fatigue d’un cheval que le maître a fourbu, ou à l’affolement d’une petite fille qui a peur la nuit. Ce vieil Akim, qui bégaie et ne peut prononcer deux mots sans les couper d’un : « Taié !… pour ainsi dire ! » il garde au fond de son cœur l’instinct du juste et de l’injuste, et c’est lui qui, au second acte, sort de chez Nikita en crachant sur le seuil, lui qui l’encourage et l’embrasse au dénouement. Ce Nikita enfin, ce Nikita stupide et bestial, qui tout à l’heure ; étouffait de ses propres mains l’enfant nouveau-né de sa maîtresse, voici qu’il se repent, qu’il se frappe la poitrine, qu’il se dénonce ; voici qu’en lui nous découvrons une âme, une âme sœur de notre âme et à laquelle il n’avait manqué peut-être, pour être celle d’un honnête homme, que les heureux loisirs et la coûteuse éducation du riche.

Tous les livres que Tolstoï a publiés depuis vingt ans nous mènent à quelque découverte du même genre. Tous nous font honte de notre dureté et les mépris dont nous sommes prodigues. Ils nous disent combien en ce monde les parts ont été inégalement distribuées, et combien est grande l’iniquité sociale. Ils nous disent que les vices du pauvre ne lui sont pas entièrement imputables, que ses pires méfaits ont leur excuse, que notre justice est inhumaine, et que, pour l’être le plus dégradé, la rédemption serait possible, si, au lieu de le repousser avec dégoût, au lieu de le maintenir et de renfoncer dans son