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L’amour est égoïste, et Don Juan ne songe qu’à lui-même. Bien entendu ! Quand, à propos de l’amour, on parle de dévouement, de bonté, d’oubli de soi, c’est qu’on y fait entrer toute sorte de notions qui n’y étaient pas contenues. Au surplus, comme l’enfant gâté dont sa mère fait un ingrat, Don Juan est l’enfant gâté de toutes les femmes. On prend aisément le pli d’être adoré ; et à force de voir toutes ces adorations qui viennent à vous, on conclut qu’elles vous sont dues. On se met à part du reste des hommes, on devient une espèce d’idole ; et ce ne sont pas seulement des hommages et des prières que les dévots offrent à l’idole, mais ce sont aussi des soupirs et des plaintes ; larmes et sanglots sont parmi les plus chères offrandes : tout culte a ses victimes. Don Juan ne s’étonne, ni ne s’émeut, s’il apprend qu’on souffre par sa faute et pour lui : il est des ruines inévitables, et celles qu’il sème ne lui semblent pas un obstacle qui doive l’arrêter dans la poursuite exclusive de son bien. Ajoutez que le goût du plaisir entraîne fréquemment une certaine dureté de cœur : c’est ici le domaine de l’instinct, qui est aussi celui de la férocité. Il faut donc que Don Juan soit égoïste, et il se peut qu’à l’occasion, il devienne méchant.

Don Juan suit l’impulsion naturelle ; or la société n’existe qu’à-condition de s’opposer à la nature. Religion et morale ont pour objet de contraindre et de dompter l’instinct ; par suite il faut que Don Juan devienne leur ennemi, qu’il se pose en adversaire de la loi de Dieu et de celles des hommes. Ou bien, il est un croyant, comme dans Tirso de Molina : et il fait le brave, il cherche à s’étourdir pour oublier la menace de la vengeance divine qu’il sent peser sur lui. Ou bien il est un incrédule, comme dans Molière ; il se fabrique une philosophie à sa convenance et trouve dans le libertinage de la pensée un utile auxiliaire au libertinage des mœurs. Tout se tient dans une société organisée, et l’oubli d’un devoir entraine celui de tous les autres : l’alliée est amené à se conduire en mauvais fils et en mauvais maître, comme il s’est conduit en mauvais époux. Ainsi l’homme de plaisir s’achève en impie et en scélérat.

Aimé de toutes les femmes, amant universel, égoïste, impie, tel est le type de Don Juan dans toute l’étendue de sa définition et, pour ainsi dire, au complet. C’est celui qu’a mis en scène le XVIIe siècle. Chez lui, tous les traits du caractère sont des conséquences de ce goût du plaisir auquel il subordonne tout le reste ; voilà le point à noter, et cette remarque nous aide à comprendre en quoi consiste la perversion du type à laquelle nous fera assister le XVIIIe siècle.