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moderne : il le connaît à merveille pour l’avoir maintes fois rencontré dans le monde spécial où il fait figure de héros, et il le déteste. Nous allons avoir un Don Juan peint en pied par un peintre familier avec son modèle, et qui le hait et qui le méprise. C’est l’originalité de cette création. Don Juan présenté par un écrivain qui non seulement ne l’aime pas, mais qui n’a même pour lui aucune espèce d’admiration, voilà ce qui est nouveau.

On s’entend assez bien quand on parle du donjuanisme, et on peut aisément énumérer les traits qui entrent dans sa définition. Don Juan est aimé de toutes les femmes. Pourquoi ? On ne sait. Quand même, ainsi qu’il arrive souvent, il manque à Don Juan tout ce qu’on a coutume d’appeler beauté, grâce, charme, il se fait aimer ; il réussit où d’autres échoueraient qui semblaient mieux faits pour plaire. Il est vraiment irrésistible, et sa puissance de séduction est incontestable. A quoi tient-elle ? La nature, qui a ses raisons que la raison ignore, et qui va obscurément à ses fins, en a décidé ainsi. Il paraît : on lui cède. Plus tard, et une fois sa réputation établie, son prestige s’explique aisément et le mystère cesse d’en être un. Le succès va au succès ; et une femme ne paraît-elle pas d’autant plus désirable qu’elle est désirée par plus de gens ? D’ailleurs, auprès de Don Juan, une femme sait qu’elle est en danger : cela ressemble fort à être perdue.

Don Juan aime toutes les femmes ; après tout, il se peut que ce soit son principal moyen de séduction et que là se trouve le mot de l’énigme. L’amour est chez lui à l’état d’instinct ; c’est la recherche du plaisir sensuel. La sensation s’émousse par l’habitude, s’avive par le changement ; aussi l’inconstance est-elle un des traits inhérens à ce caractère. Tout succès d’amour n’est qu’un épisode de la lutte éternelle des sexes, succès pour l’homme et défaite pour la femme ; aussi Don Juan veut qu’on lui résiste et n’apprécie que les victoires disputées, car chez l’homme l’instinct de l’amour ne se sépare pas de l’instinct de conquête. Au moment, d’ailleurs, où il entreprend une nouvelle conquête amoureuse, Don Juan est sincère, et dupe de l’illusion. Il croit aimer pour la première fois, et pour toujours. A l’idée de la maîtresse qu’il n’a pas encore possédée il immole le souvenir de toutes les autres ; il donnerait sa vie pour la minute de plaisir qu’il attend ; s’il faut, en effet, exposer sa vie, il n’hésite pas : il va, au mépris de tous les périls, où l’appelle sa destinée. Je mirage de la jouissance espérée le fascine, lui l’ail méconnaître tout ce qui n’est pas elle, comme fait pour le joueur l’appât du gain ou pour le soldat la lueur entrevue de la gloire.