Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

formée, plus grande, et déjà toute rouge. Je blêmis, en l’apercevant ; et tout mon cœur tremblait, tandis que je procédais à l’examen du malade. La température s’était élevée à 39°,5 ; l’articulation du coude droit avait enflé, et tout le bras était devenu si sensible qu’on pouvait à peine y toucher. La mère, malgré sa vive inquiétude, suivait tous mes mouvemens avec des yeux pleins de confiance et d’espoir…

Je me hâtai de sortir, atterré. La chose était claire : en frottant, j’avais répandu l’infection dans les organes voisins, et un empoisonnement général du sang s’était déclaré. Le petit garçon était perdu.

Toute la journée, toute la nuit suivante, j’errai au hasard dans les rues. Je ne pensais à rien, et je me sentais écrasé d’horreur. Par instans, seulement, surgissait devant ma conscience cette idée : « Voilà que j’ai tué une créature humaine ! »

L’enfant vécut encore une dizaine de jours. Chaque jour se montraient chez lui de nouveaux abcès, aux articulations, au foie, aux reins… Il souffrait affreusement, et tout ce que je pouvais faire était de le calmer par des injections de morphine. Je venais le voir plusieurs fois par jour. Dès le seuil, je rencontrais, fixé sur moi, son regard plein de souffrance, dans un visage qui sans cesse se tirait, s’assombrissait davantage. Les dents serrées, le pauvre petit ne cessait point de gémir sourdement. La mère savait déjà que toute espérance était impossible.

Un jour enfin, — c’était le soir, à la nuit tombante, — lorsque j’entrai chez la blanchisseuse, je vis mon petit malade étendu sur la table. Tout était fini… Poussé par une curiosité aiguë et angoissante, je m’approchai du cadavre. Les derniers rayons du soleil éclairaient le visage de cire de l’enfant. Il gisait là, les sourcils froncés, et moi, son meurtrier, je le regardais. La mère, désormais seule au monde, sanglotait dans un coin. M’armant de courage, je m’approchai d’elle, et essayai de la consoler.

Un quart d’heure après, comme je me préparais à sortir, la blanchisseuse se redressa, tira de sa poche un billet de trois roubles et me le tendit.

— Prenez, petit père,… pour vos peines… dit-elle. Je sais tout ce que vous avez fait ; puisse la Reine des Cieux vous en récompenser !

Je refusai de prendre le billet. Nous étions debout sur le seuil, dans la pénombre.

— Dieu, sans doute, aura eu ses raisons pour agir ainsi ! murmurai-je, m’efforçant de ne point rencontrer le regard de la pauvre femme.

— Bénie soit sa volonté sainte ! .. Il sait tout mieux que nous ! — répondit la blanchisseuse ; et de nouveau un sanglot lui secoua la bouche. — Et vous, petit père, merci à vous, pour avoir eu pitié de l’enfant !

Et, tombant à genoux devant moi, toute pleurante, elle s’efforçait de me baiser les mains…

Non ! tout quitter, renoncer à tout ! Je résolus de partir, le lendemain même, de retourner à Saint-Pétersbourg, pour apprendre, dussé-je y mourir de faim !

Le médecin nous raconte ensuite son retour à Saint-Pétersbourg, les longues et pénibles années de son nouvel apprentissage, et comment vingt fois encore il a été sur le point de se décourager, devant les