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y a des passages d’anges mystérieux et doux qui, d’un coup d’aile, effacent l’iniquité des fronts coupables. La Divine Comédie est le monde du moyen âge, réel, vivant, palpitant, avec ses notes intimes ou tragiques, et nulle page d’histoire n’évoquera si bien la curiosité des populations médiévales empressées autour d’un messager, les sentiers où marchent « un par un » deux moines mendians, où cheminent les troupes de pèlerins amaigris, tendus vers la patrie céleste, les échos redisant les Miserere, les psalmodies mariées aux sons de l’orgue, les aveugles assis aux abords des pardons, les souvenirs sanglans et douloureux, comme celui de Buonconte, sauvé pour une lagrimetta, et de la Pia mélancolique ! Dans les bas-fonds de ce monde médiéval, le poète a noté les haines, les tortures, les horreurs ; mais il s’est élevé, ses yeux ont pleuré sur l’attendrissement du crépuscule ; il a cheminé, lui aussi, par les routes qui montent ; il s’est joint aux cortèges de pèlerins, aux groupes de mendians aveugles, il a partagé l’abri des moines errans. Ces moines mendians, ces pèlerins voyageurs enveloppaient ce vieux monde, trop souvent cruel, d’un réseau de prière et de pensée. Des messages traversaient secrètement l’Europe. Des mots volaient d’une extrémité à l’autre de la civilisation chrétienne. Le moyen âge a toute une histoire mystérieuse qu’il serait intéressant d’approfondir, et de longs récits fleurissaient sur les lèvres humaines, et les mémoires s’en ornaient, à cette époque où les livres étaient rares, mais où tout homme porteur d’une vérité formait bientôt des disciples. Les âmes dantesques racontent leur vie, et chaque vie marque un trait moral. Dans l’évocation même d’un paysage, le mot tendre, la comparaison morale ne manquent jamais. Dante observe-t-il deux fleuves ? Ils sont comme deux amis « lents à se séparer. » Le Pô se jette dans la mer « pour y avoir sa paix. » Un seul détail suffit, mais la vie intégrale du sujet y adhère pleinement ; il est le nœud vital, le point psychologique ; il devient une âme ; l’intérêt qui se condense au lieu de s’éparpiller, se ramasse au lieu de se disperser, saisit le caractère humain ou le site de la nature, et les réalise dans leur individualité. La synthèse se constitue d’elle-même autour de ce détail unique d’où jaillit la vie complète. Analyse et description, c’est le procédé banal, celui que Dante n’emploie pas ; synthèse et évocation, c’est le procédé génial, le procédé qui lui paraît naturel et familier. Quand on peut évoquer, on n’a nul besoin de décrire.