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Voulez-vous que les hommes éprouvent les bénéfices d’une communauté familiale ? Commencez par les pénétrer du sentiment de leur inégalité. Que chacun sache ce qu’il est relativement aux autres, comment les convenances lui ordonnent de s’exprimer et dans quelle mesure. Une fois ces repères marqués, la familiarité peut s’établir : -on n’a pas à craindre que le supérieur s’y discrédite ni qu’elle dégénère chez l’inférieur en privautés malséantes.

Le cérémonial hiérarchique du Japon avait ses détentes ; d’ailleurs, les formules dont il se compose gênaient moins les esprits qu’elles ne leur assuraient l’aisance et la liberté. Sur le terrain nivelé des sociétés modernes, où les hommes n’ont plus pour se protéger que leur chance, leur valeur ; leur audace individuelle, chacun d’eux, toujours tremblant qu’on oublie ses titres ou qu’on s’aperçoive de son néant, s’y retranche, s’y raidit, en défend les abords, est toujours travaillé du cruel souci de se faire respecter. Au Japon, comme sous notre ancien régime, personne n’appréhendait qu’on empiétât sur sa dignité. Les fortifications naturelles de la caste et du rang, que nul ne songeait à renverser, affranchissaient les plus orgueilleux du qui-vive perpétuel où se gourme la vanité bourgeoise. Les Japonais de la Restauration n’ont pas encore perdu cette aménité familière qui autorise le franc parler des serviteurs et permet aux subalternes de se sentir toujours à l’aise en présence de leurs maîtres, Elle rayonne, là même où il semblerait que la discipline, renforçant l’étiquette, dût la contrarier, parmi les officiers de toute arme et de tout grade. Dans leurs réunions et leurs réjouissances, des généraux, des chefs d’état-major, traiteront en camarades de petits sous-lieutenans qui n’y verront certainement ni compromission ni faveur. Ils s’amusent de compagnie, partagent les aubaines de l’amour et du hasard, sûrs qu’au premier signe, chacun reprenant sa place, l’un retrouvera son prestige et l’autre sa réserve. Ajouterai-je que cette cordialité fraternelle des hommes d’hier tend à disparaître chez les hommes de demain ? Les électeurs japonais connaissent déjà les saluts protecteurs qui vous tiennent à distance et ces grossiers hommages du candidat populaire qui flatte les humbles de la même façon dont il leur dirait : « Je ne suis pas fier, moi : je m’encanaille. »

Enfin, à quelque clan qu’ils appartinssent, quel que fût leur programme politique, libéraux ou progressistes, conservateurs