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cela le distingue de beaucoup des littérateurs de la Restauration. Sa carrière militaire a été sensiblement plus courte et moins glorieuse qu’il ne se l’est par la suite imaginé ; tout de même il a été dragon et il a fait campagne. En Allemagne, en Russie, en Saxe, il n’a été que spectateur, non acteur ; il n’a vu ni Marengo, ni Iéna, ni Wagram, ni la Moskova ; la seule bataille à laquelle il ait assisté est la bataille de Bautzen, et il était sur les derrières. Pendant que Moscou brûlait, il a été surtout sensible à l’effet de pittoresque ; mais enfin il a vu l’entrée de Napoléon à Berlin et l’incendie de Moscou. Pendant la retraite de Russie, est-il vrai que Daru l’ait complimenté de s’être chaque jour fait la barbe ? L’anecdote ne nous est connue que par le témoignage de Beyle, et c’est un témoignage sujet à caution ; toujours est-il qu’il assistait à la retraite de Russie, qu’il a fait preuve de présence d’esprit au passage de la Bérésina, et qu’il serait puéril de contester la bravoure d’hommes qui ont été aux prises avec de pareilles épreuves. Il ne s’est avisé d’admirer Napoléon qu’un peu tard, et quand le bonapartisme était devenu une forme de l’opposition : toutefois il est hors de doute qu’il a trouvé en lui-même cet enthousiasme napoléonien qu’il a placé dans l’âme de Julien Sorel et de Fabrice. Comme eux, il a pris Napoléon pour son héros. Comme eux, il a subi le prestige de ce grand professeur d’énergie et il lui doit l’unique exaltation dont son âme fût capable.

Ce sont nos goûts qui président à la naissance de nos idées et déterminent le choix que nous faisons d’une doctrine. Beyle a une philosophie dont il nous donne, dans une de ses lettres, la substance : « Je lisais les Confessions de Rousseau, il y a huit jours. C’est uniquement faute de deux ou trois principes de beylisme qu’il a été si malheureux. Cette manie de voir des devoirs et des vertus partout a mis de la pédanterie dans son style et du malheur dans sa vie. Il se lie avec un homme pendant trois semaines : crac, les devoirs de l’amitié, etc. Cet homme ne songe plus à lui après deux ans ; il cherche à cela une explication noire. Le beylisme lui eût dit : deux corps se rapprochent, il naît de la chaleur et une fermentation, mais tout état de cette nature est passager. C’est une fleur, dont il faut jouir avec volupté. » Nous sommes fixés, et nous n’éprouverons aucune hésitation à déclarer que le beylisme est une philosophie fort courte. C’est celle qu’on pouvait attendre d’un homme qui tenait Helvétius pour le plus grand des philosophes. Beyle professe que toute la vie se résume dans la chasse au bonheur et il définit le bonheur par le plaisir. « La vertu, c’est augmenter le bonheur ; le vice augmente le malheur ; tout le reste n’est