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qu’hypocrisie ou ânerie bourgeoise. » Comme la morale, la religion n’est qu’un système pour faire des dupes : les croyans sont des sots et les prêtres sont des fripons. Ces théories ont leur date et nous ne sommes pas embarrassés pour les situer dans l’histoire des idées elles sont d’un élève docile de Condillac, d’Helvétius, du baron d’Holbach, de Cabanis et de Tracy. Un sensualiste, un athée, un épicurien à la mode du XVIIIsiècle finissant, mais dont l’imagination a reçu l’ébranlement de la gloire napoléonienne, voilà Beyle.

Représentons-nous-le maintenant dans cette société de la Restauration où il va commencer à écrire. Il n’y trouve rien qui ne soit en contradiction avec ses goûts. C’est une société bourgeoise, prudente et pacifique. Elle fait état de respecter des principes où Beyle n’a jamais voulu voir que des préjugés. Le mouvement littéraire, issu des exemples de Chateaubriand, n’est-il pas lui-même marqué par un retour au christianisme ? A Paris, dans les hautes classes, « les jeunes gens de vingt ans songent déjà à être députés et craindraient de nuire à leur réputation de gravité en parlant plusieurs fois de suite à la même femme. » Dans les petites villes règne la tyrannie de l’opinion. Aussi bien dans tous les pays étrangers, un seul excepté, l’état des mœurs est le même, et c’est à toute la civilisation moderne que Beyle fait le procès. Le Français est plus vaniteux, l’Anglais est plus positif : le premier représente l’esprit de société, et le second l’esprit d’association. La vie est morose en Angleterre : elle n’est pas plus réjouissante en Amérique. « Je désire, comme honnête homme, surtout quand je suis en butte aux vexations des polices italiennes, que toute la terre obtienne le gouvernement de New-York ; mais, dans ce pays si moral, en peu de mois l’ennui mettrait fin à mon existence. » De la vie moderne on a chassé l’imprévu : à la place s’est installé l’ennui. À ces sociétés si bien civilisées que manque-t-il ? L’énergie.

L’énergie a existé en France à certaines époques de notre histoire, au temps des guerres de religion, de la Ligue et de la Fronde. Le règne de Louis XIV, cent cinquante années de vie de salon, d’honneur mondain et de galanterie, l’ont étouffée. Elle reparaît avec la Révolution, qui rend du naturel aux mœurs, du sérieux aux caractères, suscite des génies dans des classes qui ne fournissaient jusqu’alors que des avocats et des officiers subalternes, crée des types admirables tels que ceux de Mme Roland et de Danton. Elle décline sous l’Empire, parce qu’on vit sous le regard du maître, qu’on se soucie de l’avancement, qu’on s’assouplit dans les antichambres des Tuileries. Elle est définitivement ruinée par la bonne compagnie de 1820. L’énergie existait