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écrit, en 1773, le premier pamphlet contre la traite des noirs. Ce sont des philosophes qui, en 1794, sous la Convention, décrètent l’abolition de l’esclavage. Tel est le premier éveil de la conscience européenne à l’égard des races inférieures.

Quand une vérité est lancée dans le monde, elle ne s’arrête plus, malgré les ruines qu’elle sème sur son passage. En 1812, la traite est abolie dans les colonies anglaises. En 1815, au congrès de Vienne, on voit apparaître, dans les protocoles, une disposition bien nouvelle, qui aurait fait sourire le grand Frédéric : les puissances s’engagent à faire tous leurs efforts pour obtenir l’abolition de ce trafic « hautement réprouvé par les lois de la religion et de la nature[1]. » Les plénipotentiaires constataient la double origine chrétienne et philosophique du mouvement : ils mettaient d’accord Wilberforce et Jean-Jacques Rousseau.

Malheureusement pour nous, Jean-Jacques l’emporta dans les colonies françaises. Tandis que l’Angleterre se contentait d’abolir l’esclavage en 1833, nous ajoutions, en 1848, à l’émancipation complète le suffrage universel et l’égalité des droits. Fâcheuse tendance de l’esprit européen : il ne renonce à l’oppression que pour lui substituer la chimère de l’égalité absolue. Nos lois conviennent aussi peu à certains peuples que la forme de nos vêtemens. La Charte des droits n’est pas un article d’exportation. Nos révolutions intérieures ont pu, sans inconvénient, mélanger les classes, parce que ces classes n’étaient séparées que par des barrières artificielles. Mais, entre les différentes races humaines, les barrières naturelles ne peuvent être abaissées sans une permission de la nature.

D’ailleurs, il n’est pas facile de faire disparaître les conséquences d’une iniquité séculaire. Lorsqu’en 1862, les États-Unis, après une guerre sanglante, abolirent à leur tour l’esclavage, ils ne s’en tirèrent pas mieux que nous. Ils donnèrent aux noirs le droit de suffrage et conservèrent le préjugé de couleur. La générosité du yankee fait du nègre un citoyen : elle ne va pas jusqu’à l’admettre à sa table.

Tandis que la philanthropie faisait son œuvre, une révolution du même genre renouvelait les conceptions des hommes d’État. Reprenant le mot de Montesquieu, on pourrait dire, en le

  1. P. Leroy-Beaulieu, ouvrage cité.