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Ce qu’il acquiert à cet apprentissage, on se l’imagine aisément. Nul homme ne fut jamais plus impassible et plus maître de soi, plus ferme contre la souffrance, ne contempla d’un œil plus dédaigneux les revers et les trahisons, ne se raidit plus fortement contre les coups du sort, les déceptions de l’existence, ne gouverna d’une main plus assurée sa barque au milieu des écueils. Mais cette rare force d’âme a sa contre-partie. Ce cœur vaillant est dur, inexorable ; cette volonté tendue ne s’embarrasse d’aucun scrupule ; cette bouche, qui ne se plaint jamais, est facile au mensonge, indulgente au parjure ; ces yeux, qui n’ont jamais pleuré, ne sauront exprimer ni pitié ni tendresse.

A sa nature morale correspond son aspect physique. Au-dessus d’un corps maigre et frôle, aux épaules étroites et voûtées avant l’âge, s’incline une tête au front large et puissant, qui plie sous le poids des pensées. Le nez saillant, recourbé en bec d’aigle, donne au profil arqué quelque vague ressemblance avec le grand Condé. Ses yeux, sous de sombres sourcils, brûlent d’un éclat fiévreux ; les joues, pales, émaciées, trouées par la petite vérole, paraissent comme labourées par les soucis et les souffrances ; les lèvres, fortement serrées, coupées au coin d’un pli profond, accentuent l’expression morose de la physionomie. Tout son être respire une gravité sévère ; ceux qui vivent dans son entourage disent ne l’avoir jamais vu rire, sauf parfois au fort d’une bataille. Comment, d’ailleurs, pourrait-il s’égayer ? Sa vie est une torture constante ; des maux de tête cruels lui tenaillent le cerveau sans trêve ; des crises d’asthme l’étouffent et déchirent sa poitrine par une toux continuelle ; dès sa jeunesse, il ne pourra dormir que la tête relevée par plusieurs oreillers. A vingt ans, il en porte trente ; à trente, il paraît un vieillard. Son langage est bref et tranchant ; ses manières brusques et bourrues ; il méprise « la bonne grâce française, » et se fait gloire d’effaroucher les gens. Les lettres, les sciences et les arts ne l’intéressent que faiblement, bien que sa prodigieuse mémoire facilite pour lui toute étude, et qu’il soit, assure-t-on, un remarquable polyglotte. Le hollandais est sa langue naturelle ; mais il comprend et parle encore le français, l’espagnol, l’italien, l’anglais et l’allemand. Il n’y cherche, d’ailleurs, aucun plaisir d’esprit, et n’y voit qu’un moyen de servir ses vues d’homme d’Etat. La politique, les finances et la guerre, seules ces choses le touchent et l’émeuvent ;