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« Que pensez-vous, amie ? Si l’on donne sa vie à une œuvre pareille, en y mettant tout l’amour, tout le dévouement, toute l’énergie, toute l’intelligence dont on est capable, en payant de sa personne sans relâche avec le concours de gens de cœur qui vous secondent à souhait, peut-on espérer de récolter à la fin une bonne moisson ?

« Moi, j’en suis convaincue, tout en faisant la part des difficultés, des mécomptes. A ma mort, je leur lègue ma terre qu’ils partageront entre eux, continuant eux-mêmes ce que j’ai commencé, car le paysan russe est un type d’avenir qui promet, malgré son état actuel d’ignorance.

« Sans doute cette œuvre ne sera qu’une goutte d’eau dans la mer, mais si l’on ne faisait un peu, sous prétexte de ne pouvoir faire beaucoup, l’univers serait voué à l’immobilité absolue, et puis le bon exemple est contagieux, autant que le mauvais. Si, au lieu d’enfermer le ciel, la préoccupation de chacun ici-bas consistait à signaler sa présence par une activité qui servît à faire avancer, ne fut-ce que d’un pouce, l’embarcation qui mène l’humanité vers des destinées meilleures, tout irait bien. « Chacun selon ses moyens dans la mesure du possible, mais au prix de son plus grand effort, » voilà une devise qui transporterait des montagnes. Donnez-moi voire opinion toute franche, vous savez si j’attache du prix à vos jugemens. »

Celle qui m’adressait cette lettre écrite encore par habitude sur un papier armorié, parfumé à la dernière mode, était une des personnes que j’eusse le moins soupçonnée d’une pareille résolution : charmante, merveilleusement pourvue des dons de l’intelligence, elle avait fait à Paris ses études, et dans ce laps de temps, — plusieurs années consécutives, — je m’étais presque maternellement attachée à elle. Retournée à Pétersbourg, l’enfant ardente, appliquée, volontaire, ambitieuse avant tout d’apprendre, était devenue mondaine comme il convenait à son âge. Je la connaissais trop pour croire que cette phase pût se prolonger, mais je rêvais pour elle un autre dénouement que celui dont je fus avertie à l’improviste.

L’heure de la réflexion avait sonné en effet très vite pour elle. Ayant fait dans ses terres en Petite-Russie un séjour plus long que de coutume, elle compara peut-être l’éclat joyeux de son existence habituelle à la misère apparemment incurable du peuple qui l’entourait. Le mal de la pitié la prit, « un mal