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dont on ne guérit pas, » ce mot est d’un paysan de chez elle.

Dans la belle demeure seigneuriale où l’entourait encore le luxe accoutumé, elle se mit à songer au moyen d’équilibrer pour tous les conditions de la vie. Ses lectures sérieuses d’autrefois lui revinrent à l’esprit, elle en entreprit d’autres qui eussent semblé arides au grand nombre des femmes ; elle lut dans les quatre langues qu’elle parle aussi couramment que sa langue maternelle tout ce qui concerne les progrès récens de la sociologie en tous pays et peu à peu le plan le plus généreux et le plus raisonnable à la fois s’élabora dans son esprit. Peut-être le ton de la lettre que j’ai citée suffit-il à prouver que cet esprit est très ferme, également éloigné des chimères et de la sentimentalité ; on pourrait lui reprocher plutôt d’être systématique presque à l’excès.

La terre qu’elle choisit pour tenter son expérience passait pour mal partagée quant à la qualité de la population ; ses aïeux, dont les biens étaient dispersés dans plusieurs parties de la Russie, envoyaient là en disgrâce ceux de leurs serfs dont ils étaient mécontens, les paresseux, les mauvaises têtes ou même les délinquans quelconques. Jamais ils ne mettaient le pied dans ce village dont je tairai le véritable nom pour ne pas blesser de délicates susceptibilités. Appelons-le Théodorofka. Des intendans suppléaient tant bien que mal à l’absence des maîtres qui, en réalité, ne s’intéressaient à cette propriété, où ils n’avaient pas d’habitation, que pour son produit. L’héritage ancestral des cent familles au développement desquelles mon amie résolut de se consacrer ne promettait donc rien d’excellent. Ces gens qui avaient toujours vécu entre eux sous la férule d’un régisseur étaient aussi sauvages que possible. Raison de plus pour leur faire du bien.

Depuis dix-huit ans elle y travaille et, de loin, je suis initiée aux difficultés, aux succès, aux déboires qu’elle enregistre tour à tour. Ses lettres, que j’ai toutes gardées, composeraient, outre l’intérêt du fond, un recueil bien intéressant de quasi chefs-d’œuvre épistolaires écrits en français par une étrangère. On devine que j’étais infiniment curieuse de constater le résultat obtenu, après si longtemps, avec tant d’efforts. C’est beaucoup pour cela que je suis allée en Russie. A travers les notes décousues, jetées sur un carnet de voyage, le lecteur pourra me suivre et conclure mieux que moi. Il m’excusera de les lui offrir