Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle serait plutôt disposée à exagérer le peu de résultat de ses efforts. Voici cependant les principaux succès obtenus, et ils ne me semblent point méprisables : d’abord une diminution sensible de la passion dominante, l’ivrognerie. Hélène s’efforce de remplacer ce qui était auparavant le seul plaisir du peuple par des jeux, de la gymnastique, des exercices de toute sorte au dehors ; mais le Petit-Russien contrairement au Grand Russe est un peu apathique et paresseux de sa nature. En revanche, elle a réussi sans peine à développer chez lui un goût naturel pour la musique. Autre triomphe à une époque où de tous côtés le paysan tend à se diriger vers les villes, ceux de Théodorofka ne quittent guère leur village. Ils s’y marient et leurs enfans promettent d’être intellectuellement très supérieurs à la génération précédente. Des cours d’adultes créés au commencement de l’expérience ont fait merveille ; ces hommes qui, en guise d’instituteurs, n’avaient jamais eu que le cabaret, ayant voulu apparemment, puisqu’ils perdaient en lui leur plus précieuse ressource, apprendre au moins à lire. Très vite, l’autorité supérieure arrêta ces cours, mais le bien était accompli, un grand nombre de jeunes gens étaient déjà capables de profiter plus ou moins d’une bibliothèque annexée à l’école, où ils trouvent les grands écrivains russes et même des traductions de bons romans étrangers, car j’ai vu un gamin de quinze ans, qui nous servait à table, dévorer un livre qu’il cachait dans les plis de sa chemise et qui n’était autre que les Mousquetaires d’Alexandre Dumas. En passant les assiettes d’une main distraite, il souriait de tous les plis de son visage un peu chinois. Ce sourire, qui relevait drôlement le coin aigu de ses paupières et faisait saillir ses pommettes, prouvait, sans parler des nombreuses étourderies qui nuisaient à son service, que tel ou tel passage était d’un intérêt particulier. Combien j’aurais voulu savoir le russe, pour lui demander de quelle manière il concevait le caractère de d’Artagnan et se représentait la cour de Louis XIII !

Alexandre Dumas est en Russie plus populaire encore que chez nous. On lui pardonne volontiers les amusantes erreurs dont fourmillent ses impressions de voyage. Par exemple, en parlant du kwass, il croit avoir entendu le mot : « hyménée ! hyménée ! » sans cesse répété par les buveurs, tandis que moussait le breuvage de seigle fermenté, sans doute quelque rite ancien conservé pieusement. En réalité, chacun devait crier imné, « à moi